La figuration de soi Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université

La figuration de soi Laurent Jenny, © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève Sommaire I. Figuration et représentation 1. Énonciation et figuration 1. La figuration de soi à la 1ère personne 2. La figuration de soi à la 2ème personne 3. La figuration de soi à la 3ème personne 4. L'énonciation comme répertoire de rôles II. Les obstacles à une expression littérale du moi 1. L'inconsistance du moi 2. La pluralité du moi 1. La pluralité du moi chez Nietzsche 2. Psychanalyse et multiplicité d'instances 3. Le moi foule de Michaux 4. Pluralité du moi et figuration 3. Irréductibilité de la vie subjective 4. Caractère inobservable du moi 5. Figuration et transformation de soi III. Figuration de soi et genres discursifs 1. Le journal intime comme saisie quotidienne du moi 2. L'autoportrait comme saisie intemporelle du moi 3. L'autobiographie comme saisie logico-temporelle du moi 4. La lettre comme saisie interlocutoire du moi 5. Le poème lyrique comme saisie analogique du moi 6. L'autofiction comme saisie fictionnelle du moi  Conclusion  Bibliographie I. Figuration et représentation Étudier la figuration de soi, c'est se donner un champ plus vaste que l'autobiographie (qui a été beaucoup étudiée ces dernières années), ou même que l'écriture du moi (pour reprendre une expression du critique Georges GUSDORF [1991]). Bien sûr la figuration de soi s'illustre particulièrement dans la littérature. Mais elle commence avant, dans la parole la plus commune. Impossible en effet de parler sans se mettre en scène (ou s'effacer). Le terme de figuration de soi équivaut donc pour partie à celui d'énonciation. Il souligne aussi le caractère partiel et provisoire de ce qui est énoncé à propos du moi. C'est ce qui justifie qu'on préfère le terme de figuration à celui de représentation. La représentation supposerait un modèle pré-existant et stable du moi, qui serait tout constitué avant qu'on l'énonce. Écrire le moi, ce serait donc copier ce moi avec plus ou moins de fidélité, littéralement le re- présenter. Dans une telle perspective, on pose volontiers le problème de la sincérité ou de l'authenticité. Bien sûr, cette perspective est pertinente si elle concerne l'histoire du moi et des faits qui sont associés à son existence. On peut toujours se demander s'il est exact ou non que Rousseau a volé un ruban ou si Proust a vraiment connu une Albertine. Encore faut-il se méfier des infidélités de la mémoire, qui tend à reconstruire les souvenirs sans pour autant qu'il y ait intention de mensonge. Beaucoup d'autobiographes comme Nathalie Sarraute ou Georges Perec mettent en doute leurs propres souvenirs, en donnent des versions différentes entre lesquelles ils hésitent eux-mêmes, particulièrement lorsqu'il s'agit des images lointaines de la petite enfance. Mais, de façon encore plus nette, dès qu'il s'agit de rendre compte de la nature ou de l'essence du moi, le sujet parlant doit admettre qu'il ne peut se reposer sur un modèle préalable, ni sur une vérité déjà établie. Cette vérité est à construire et cela se fait toujours dans l'exercice d'une parole. Le terme de figuration implique qu'il y a dans le discours un acte créateur du moi. Se dire, c'est aussi s'inventer, se façonner (ainsi que l'indique l'étymologie du mot figurer, fingere en latin qui signifie façonner, modeler). Pour opposer figuration et représentation, on peut, pour résumer, souligner trois caractères spécifiques de la figuration.  La figuration ne copie pas mais donne forme;  La figuration fait un choix dans un répertoire de possibilités discursives (par exemple l'autobiographie, le journal intime, le poème lyrique);  La figuration désigne la réalité qu'elle vise en la saisissant sous certains de ses aspects, sans en épuiser la totalité. I.1 Énonciation et figuration I.1.1. La figuration de soi à la 1ère personne Le je de l'énonciation est une figuration de l'instance productrice du discours en même temps que de l'instance dont on parle – ou je de l'énoncé. Ainsi, lorsque je dis Je suis né après la guerre, je désigne à la fois celui qui profère cette parole et celui dont il est question, moi, dont on précise le passé. Sans doute, dire je est la façon la plus naturelle et commune de se figurer. Pour autant, devons-nous penser que c'est une manière littérale de s'exprimer? Pour ma part, j'admets volontiers qu'il n'y a pas de façon littérale de se mettre en scène comme instance productrice du discours, mais seulement des figurations diverses. La première personne du singulier n'est que l'une des possibilités que la langue met à notre disposition. C'est celle par laquelle nous donnons une image de nous-mêmes parfaitement unifiée et simple. Et ce choix dépend largement des circonstances de discours dans lesquelles on parle. I.1.2. La figuration de soi à la 2ème personne On peut très bien avoir besoin de se figurer à la 2ème personne à la façon d'Apollinaire, lorsqu'il écrit dans le poème Zone: À la fin tu es las de ce monde ancien. Dans ce cas là, il se saisit lui-même de façon réflexive, un peu comme s'il était double. Est-ce que pour autant il s'exprime de façon plus figurée que s'il disait je? Je ne le crois pas. Le poète manifeste simplement une distance entre lui et lui, distance qui lui permet justement de se décrire avec plus d'exactitude et de dialoguer avec lui-même. Il y a bien des circonstances où nous nous sentons divisés et où nous sommes en débat avec nous-mêmes, en une sorte de dialogue intérieur. C'est le cas, par exemple de Nathalie Sarraute dans son autobiographie, intitulée Enfance, où elle fait dialoguer deux instances du moi: Alors, tu vas vraiment faire ça? Évoquer tes souvenirs d'enfance... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux évoquer tes souvenirs... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça. – Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi... I.1.3. La figuration de soi à la 3ème personne Lorsque le général De Gaulle écrit ses Mémoires de guerre, il choisit de s'effacer tout à fait comme producteur de son discours, et parle de lui-même à la 3ème personne. Il adopte alors ce que Benveniste appelle le style de l'histoire – celui où l'on gomme délibérément toute marque personnelle, pour se considérer comme un il, un être historique qui vaut en tant qu'acteur de grands événements. Bien sûr, il y a aussi quelque chose de très emphatique à parler de soi à la troisième personne, une certaine façon de se monumentaliser que l'on peut considérer comme très orgueilleuse. Mais c'est aussi une façon de repousser toute tentation de s'intéresser à sa propre vie subjective, qui serait non pertinente dans le cadre de Mémoires historiques. Nous verrons aussi avec Louis-René des Forêts, dont le livre Ostinato offre un cas assez rare d'autobiographie écrite à la 3ème personne. Cette fois-ci, l'écrivain veut surtout manifester la distance entre l'enfant qu'il n'est plus et l'adulte qui écrit – mais aussi l'irréductible aliénation qu'introduit l'écriture de soi, en faisant du moi un autre: une sorte d'être de langage à jamais étranger à celui qui vit. I.1.4. L'énonciation comme répertoire de rôles En s'inspirant des réflexions du linguiste O. DUCROT [1984] sur l'énonciation, on peut considérer les diverses formes d'énonciation existant dans la langue comme un répertoire de rôles. Sur le théâtre de la parole, on ne saurait apparaître sans emprunter un rôle parmi d'autres. Parler, du point de vue énonciatif, c'est non seulement adopter une forme qui est exclusive de toutes les autres (je/ tu / il), mais aussi afficher une certaine disposition subjective – que l'ancienne rhétorique appelait (en grec) éthos, c'est-à-dire caractère: bienveillance, sincérité, enthousiasme, etc. Ce caractère affiché ne représente pas la réalité de la personne mais plutôt l'image qu'il veut en offrir à autrui. II. Les obstacles à une expression littérale du moi Si on se tourne maintenant plutôt du côté du je de l'énoncé, celui dont on parle, le moi, on s'aperçoit qu'il ne se dérobe pas moins à une expression littérale ou une représentation. Tout d'abord, il est important de savoir que la notion de moi a une histoire et n'est nullement une donnée évidente ou naturelle. Ce qui le prouve, c'est que cette expression substantivée, le moi, n'apparaît pas avant la fin du 16ème siècle [CAVE 1999]. C'est une notion qui s'invente progressivement à partir de Montaigne et de Descartes. En 1660, une des pensées de Pascal (582, éd. Le Guern) atteste à la fois que cette notion existe et la pose comme extrêmement problématique. Pascal semble dire que le moi estune entité parfaitement illusoire. Qu'est-ce que le moi? (...) celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime- t-il? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime- t-on moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? uploads/Litterature/ la-figuration-de-soi.pdf

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