Yves Chevallard UMR P3 ADEF Remarques sur la notion d’infrastructure didactique

Yves Chevallard UMR P3 ADEF Remarques sur la notion d’infrastructure didactique et sur le rôle des PER Lyon, le 19 mai 2009 1. Ce qu’on demande aux professeurs 1.1. Pour situer le développement qui suit, il faut s’arrêter un instant sur l’échelle des conditions et des contraintes utilisée en TAD ; la voici dans une représentation classique. Civilisation ↓↑ Société ↓↑ École ↓↑ Pédagogie ↓↑ Discipline Le professeur y intervient ici au niveau de l’école, au sein de systèmes didactiques qui y viennent à l’existence et que je note tout aussi classiquement S(X ; y ; ♥), où X est le collectif des élèves, le symbole ♥ désignant l’enjeu didactique, soit ce que X est censé étudier avec l’aide de y. D’une façon générale, ♥ est ce que je nomme une œuvre, c’est- à-dire une production de l’activité humaine, le mot d’œuvre étant employé d’une façon « anaxiologique ». 1.2. Ce qui importe ici, précisément, c’est la nature, la forme de l’aide que y est supposé apporter à X dans son étude de ♥. C’est cela que précise le niveau de la pédagogie, siège des conditions et contraintes qui façonnent l’activité du professeur y (et des élèves x ∈ X), sans bien sûr en déterminer ce que cette activité a de tout à fait spécifique de l’enjeu ♥. 1.3. Au fil des deux derniers siècles se sont succédé des pédagogies différentes, qui sollicitent y différemment : je les évoquerai ci-après d’une façon stylisée. La fonction de y, c’est-à-dire la fonction d’aide à l’étude, a longtemps été, et reste encore aujourd’hui en de nombreux contextes, une fonction exercée de façon improvisée par des intervenants occasionnels dont certains, à la longue, quoique demeurant des amateurs, vont se muer en intervenant réguliers. Ainsi naît en nos sociétés le métier d’aide à l’étude. 1.4. La toute première pédagogie n’exige du professeur que fort peu de chose. Il est notable que le mot de pédagogue a désigné d’abord, dans l’antiquité gréco-latine, l’esclave qui conduisait l’enfant à l’école et qui, peu à peu, vit s’étendre son champ d’action au point de se faire parfois le précepteur de son protégé. À Rome comme en Grèce, note l’historien Henri- Irénée Marrou (dans son Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Le Seuil, Paris, 1948, pp. 66-67), le maître d’école est « un pauvre hère », dont le métier est « le dernier des métiers, rem indignissimam », « fatigant et pénible, mal payé », « bon pour des esclaves, des affranchis ou de petites gens : obscura initia dit Tacite d’un parvenu qui avait commencé par là ». Métier qu’on exerce faute de mieux, en attendant mieux. C’est de là que nous venons ; et cette « indignité » originelle pèse toujours. Mais venons-en à une période historique plus récente. 1.5. Une première pédagogie est ce qu’on a pu nommer la pédagogie de régent. Le régent conduit l’étude d’une œuvre ♥ en n’ayant sur elle, ordinairement, que de bien faibles lumières. Stendhal, qui fut pendant trois ans (1796-1799) élève de l’école centrale de Grenoble (les écoles centrales sont les ancêtres des lycées que créera Napoléon au début du siècle suivant) a laissé de son expérience, dans sa Vie de Henry Brulard, une description fort peu amène. Monsieur Dupuy, le professeur de mathématiques, ne donne pas véritablement de cours, ce dont sans doute il aurait été incapable : « Dupuy, le bourgeois le plus emphatique et le plus paternel que j’aie jamais vu, écrit Stendhal, fut professeur de mathématiques, sans l’ombre de l’ombre de talent. C’était à peine un arpenteur et on le nomma dans une ville qui avait un Gros ! » Assis dans un « immense fauteuil », muni d’une canne, il se contente de faire passer les élèves au tableau pour les interroger sur « le plat cours de Bezout », dont chaque proposition « a l’air d’un grand secret appris d’une bonne femme voisine ». Stendhal note cependant : « M. Dupuy eut le bon esprit de nous parler de Clairaut et de la nouvelle édition que M. Biot (ce charlatan travailleur) venait d’en donner. [...] Clairaut était fait pour ouvrir l’esprit que Bezout tendait à laisser à jamais bouché. » Dans cette « pédagogie de régent », on étudie l’œuvre dans des livres et y n’est là que pour impulser cette étude. 1.6. Le développement de la pédagogie de régent conduit au XIXe siècle à ce que je nommerai une pédagogie de l’étude, expression où le mot d’étude désigne « le travail en étude ». L’historienne Françoise Mayeur (1933-2006) a donné jadis cette brève description de ce que y fait alors en classe. Tout en parcourant et en signant les cahiers de correspondance, il fait réciter les leçons. Puis un élève lit les leçons du lendemain. Le professeur distribue ensuite les copies corrigées des jours précédents. Arrive la correction des devoirs : c’est l’exercice principal, qui réclame le temps le plus long. Cette correction terminée, le professeur dicte un devoir à faire ; la dernière demi- heure est employée à traduire la page de latin ou de grec que les élèves ont dû préparer d’avance ». L’auteure conclut par ce commentaire : « La classe, dont il ne faut pas oublier qu’elle dure alors deux heures, contrôle donc le travail de l’étude et fournit pour l’étude de nouveaux matériaux. » Comme le souligne l’historien Antoine Prost, il n’y a là rien qui ressemble à un « cours magistral » : « l’exposé du professeur, rarement autonome et suivi, est subordonné aux textes qu’il explique. » 1.7. Après 1880 se met en place ce que je nommerai une pédagogie de professeur, dont l’emblème, précisément, est le cours magistral. Un siècle plus tôt, Stendhal avait aussi connu cette pédagogie, où, si l’on peut dire, y se substitue aux « textes ». À l’arpenteur Dupuy, il oppose ainsi, on l’a vu, le géomètre Louis-Gabriel Gros (1765-1812), dont l’enseignement est affranchi de toute référence à des auteurs que le jeune Henri Beyle exècre. « J’avais un plaisir vif, écrit Stendhal à propos des leçons qu’il reçut de ce mathématicien, analogue à celui de lire un roman entraînant. Il faut avouer que tout ce que Gros nous dit sur les équations du second degré était à peu près dans l’ignoble Bezout, mais là notre œil ne daignait pas le voir. Cela était si platement exposé que je ne me donnais pas la peine d’y faire attention. À la troisième ou quatrième leçon, nous passâmes aux équations du troisième degré et là Gros fut entièrement neuf. Il me semble qu’il nous transportait d’emblée à la frontière de la science. » Le professeur professe la matière que les élèves devront étudier ensuite par eux-mêmes ou avec l’aide de quelque répétiteur – qui, lui, en reviendra peut-être à une pédagogie de régent. 1.8. Dans tous les cas – pédagogie de régent, pédagogie de l’étude, pédagogie de professeur –, ce que y doit faire est en vérité limité, même si, par contraste avec le régent d’autrefois, le professeur, lauréat de l’agrégation ou titulaire de la licence, est réputé « savant » et se regarde comme tel. Au lieu d’aller chercher dans « le livre » (du maître) les réponses aux questions qu’il propose à X d’étudier, le professeur y est censé les tirer de son propre fonds : c’est elles qu’il expose dans son « cours ». Mais je noterai ici – nous y reviendrons – une condition clé, que la figure du professeur tend à dissimuler. Pour que le régent Dupuy exerce son « art », il lui faut en effet disposer du « plat cours de Bezout », sans doute le Cours complet de mathématiques à l’usage de la marine et de l’artillerie en six volumes (1770-1782) rédigé par Étienne Bézout (1730-1783), lequel avait déjà donné (en 1764-1767) un Cours de mathématiques à l’usage des Gardes du Pavillon et de la Marine en quatre volumes ; il aurait pu user des Éléments d’algèbre d’Alexis Claude Clairaut (1713-1765), dont la 5e édition est de 1797. On voit par contraste que, dans le cas du « savant » Gros, ces éléments contrastés de l’infrastructure mathématico-didactique utile semblent occultés, comme si Gros tirait de lui- même la technique de résolution (classique) des équations du 3e degré : on a là une forme de l’illusion superstructurelle, sur laquelle nous reviendrons. 2. Le XXe siècle et la pédagogie « active » 2.1. Dans tout cela, ce que y doit faire – et donc doit savoir faire – pour aider X se réduit à peu de chose, je le répète. Outre les gestes répressifs (tel l’usage de la férule et autres instruments équivalents, qui occupaient une place centrale dans les pédagogies anciennes), il doit, dans la pédagogie de régent, savoir interroger, corriger les réponses erronées et déficientes. Dans la pédagogie de l’étude, il se devra de faire comprendre « le livre » – les textes – que l’on suit, à l’aide notamment de travaux donnés à faire et qui seront corrigés et commentés. Quant à la pédagogie de professeur, uploads/Litterature/ infrastructure-didactique-per.pdf

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