L'Information Grammaticale Les Liaisons dangereuses : Étude stylistique de la l

L'Information Grammaticale Les Liaisons dangereuses : Étude stylistique de la lettre CXLIII (éd. Pomeau, p. 324) Geneviève Goubier-Robert Citer ce document / Cite this document : Goubier-Robert Geneviève. Les Liaisons dangereuses : Étude stylistique de la lettre CXLIII (éd. Pomeau, p. 324). In: L'Information Grammaticale, N. 80, 1999. pp. 30-33. doi : 10.3406/igram.1999.2833 http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_1999_num_80_1_2833 Document généré le 16/10/2015 LES LIAISONS DANGEREUSES : ÉTUDE STYLISTIQUE DE LA LETTRE CXLIII (éd. Pomeau, p. 324) Geneviève GOUBIER-ROBERT Sur les 1 75 lettres composant le recueil des Liaisons dangereuses, 24 seulement sont de la plume de madame de Tourvel et, exceptées les deux dernières, toutes se caractérisent par un style empreint de discrétion et de pudeur. Avant la frénésie désespérée de la lettre 161, « la céleste dévote » H), anéantie par la rupture que lui a signifiée Valmont, se confie, dans la lettre 143, à son « indulgente mère » (2). Le court bonheur de madame de Tourvel prend fin le 26 novembre et, le lendemain, elle adresse à madame de Rosemonde un ultime envoi dans lequel elle exprime sa douleur, sans toutefois succomber aux tentations d'un pathétique facile. « De Baculard d'Arnaud, écrit R. Pomeau (3), Laclos est remonté vers Racine » et, pourrait-on ajouter, Virgile, dans la transmutation d'une prude en une nouvelle Didon suscitant pitié et admiration. Atteinte dans ses sentiments et blessée dans son amour- propre, madame de Tourvel révèle des vertus pressenties par la marquise de Merteuil : « Savez-vous, écrit-elle à Valmont, que cette femme a plus de force que je ne croyais ? » Force superbe qui se révèle dans cette lettre- testament désespérée, par laquelle la Présidente tente d'anoblir sa situation, en recourant aux procédés rhétoriques de la tragédie et à la théâtralisation de ses propos. 1. UNE LETTRE-TESTAMENT DÉSESPÉRÉE 1.1. L'expression des pulsions mortifères Dans cette lettre-testament, madame de Tourvel fait non seulement part de son consentement à mourir mais appelle la mort de tous ses vux. Refusant l'existence d'une issue autre que fatale, la Présidente dirige contre elle les pulsions mortifères générées par le deuil de son amour. C'est ainsi que domine le champ lexical de la mort. Le lexeme mort (I. 3) apparaît dès la seconde phrase et remplace perte, initialement prévu par Laclos et probablement trop euphémique. Cette première occurrence de mort est reprise sous la forme adjectivale mortelles (1. 1 6), épithète postposée qui frappe la lecteur par la vigueur de sa description. L'utilisation métaphorique du verbe ensevelir (I. 1 9) complète l'environnement morbide de la lettre. L'épithète funeste (I. 2), qui implique un dénouement tragique, ajoute par son antéposi- tion une valeur affective à l'appréciation de la réalité. Une 1. Lettre 44. 2. Lettre 1 08. 3. R. Pomeau, Préface de l'éd. au programme, p. 12. appréhension psychique des faits se superpose ainsi à leur simple perception. La séparation définitive d'avec le monde ressort de l'utilisation de l'interjection adieu (1. 22) à prendre dans son sens premier, qui redouble la forme substantivale du terme (I. 1 1), soulignée par l'adjectif antéposé seul. L'imminence de la mort se voit confortée par l'épithète dernière (I. 12), d'autant que la mise en parallèle des syntagmes seul adieu (1. 1 1 ) et dernière prière (1. 12) accentue le lien sémantique entre le substantif adieu et l'adjectif dernière, mis en valeur par l'allitération en dentale et la répétition du glide [j]. À ces formulations explicites de la mort s'ajoutent des périphrases évocatrices qui expriment le désir d'un suicide passif : abrègent mon existence (I. 5-6) et la volonté de l'éra- dication de sa mémoire : m'oublier entièrement (I. 13). Le choix du substantif existence, légèrement emphatique, fait ressortir le sémantisme du verbe abréger. L'adverbe entièrement, qui complète le verbe oublier, témoigne de la fidélité de madame de Tourvel aux usages de la langue de son temps qui use volontiers de la dérivation adverbiale avec le suffixe -ment. Enfin l'euphémisme : ne plus me compter sur la terre (1. 1 3-1 4) rappelle l'habitude de Pépistolière à manier un style qui privilégie la discrétion et affectionne la litote. 1.2. le goût des formulations négatives Les pulsions morbides de madame de Tourvel trouvent leur expression dans l'abondance des lexemes à connotation négative, ce qui crée un effet de parastase. Le ressasse- ment de la douleur et l'enfermement dans la souffrance justifient les répétitions de honte (I. 14-18), adieu (I. 11-14), aucune (I. 7-24), mort (I. 3)1 mortelles (I. 16) et l'isolexisme de pleurer/ pleurerai (1. 1 8-1 9). Quand il n'y a pas anaphore, la réitération est assurée par des groupements synonymiques de substantifs et d'adjectifs qui parcourent et structurent le texte, mettant l'accent sur l'affliction : tourments (I. 5) / blessures (I. 1 6) / souffrances (I. 1 5) et la déploration : malheur (I. 14) / désespoir (I. 18). La réduplication passe aussi par l'emploi des adjectifs : mortelles (1. 15) / funeste (1. 2) / inhumain (I. 16). Madame de Tourvel sélectionne un lexique à dénotation négative avec les participes passés et adjectifs : déchiré (1. 2), flétri (l. 21), cruelle (I.23), les substantifs : illusion (I. 2), remords (I. 4), nuit (I. 18), larmes (I. 21), fautes (I. 20) et les verbes : se plaindre (I. 8) et souffrir (I. 9). 30 L'Information grammaticale n° 80, janvier 1999 L'appréciation désenchantée de la situation ressort aussi de l'usage de négations syntaxiques. La négation non marquée est rare : je n'ai pas versé (I. 20-21). Madame de Tourvel privilégie les tournures négatives mises en relief soit par l'absence de forclusif : ne peut les guérir (1. 15), soit par l'insistance sur leur forclusif : ne me répondez point (1. 22), n'en fournit plus (I. 21), n'en plus recevoir aucune (I. 23-24). Le forclusif point témoigne d'un niveau de langue soutenu et d'un usage classique. L'adverbe négatif plus, associé à aucune dans la seconde occurrence, accuse la nouveauté de la situation actuelle par rapport au passé. La formulation adopte un tour emphatique dans la mise en contraste du négatif et du positif alliés au tour présentatif : ce n'est pas [. . .J, c'est de ... (1. 9-1 0) . Lexpressivité de la pensée est renforcée d'une part par la combinaison du discordantiel avec l'inverseur pour rendre compte de l'exception : ne me laisse voir qu'une mort ...(I.3), rien ne peut plus [...]. que... (1. 1 8-1 9) ; et d'autre part par la présence du seul inverseur : tout autre [...] que ... (I. 17-18). Le système atteint son apogée dans l'alliance des deux procédés (présentatif + ne. . .plus + exception) : ce n'est plus [. . .] il n'y a plus qu'à. . . (I. 8-9). 1.3. L'exploitation de la temporalité Le présent qui domine dans cette lettre correspond bien sûr au tiroir attendu dans la narration des faits contemporains mais participe aussi du partage du temps affectif de madame de Tourvel : avant et après la réception de la lettre de rupture. Le contraste entre l'époque grammaticalement et lexicale- ment non délimitée de son illusion et la déchirure de la veille trouve son illustration dans l'opposition de l'imparfait passif : était peinte (I. 1 ) et du passé composé : j'ai reçue (I. 6), j'ai fait le serment (I. 22), je n'ai pas versé (1.21) qui trouve son point de départ temporel dans l'adverbe hier(\. 20). L'association de ces deux tiroirs du passé permet de marquer l'opposition entre un procès prolongé et les deux valeurs du passé composé : valeur temporelle (j'ai reçue), l'emploi de ce tiroir correspond alors au désir de concilier oralité et style épistolaire, et valeur aspectuelle (j'ai fait, je n'ai pas versé). Ces temps passés mettent en relief le présent de l'écriture, soit avec des verbes imperfectifs qui font que le procès déborde l'instant présent : éclaire (I. 2), laisse (I. 3), porte (I. 7), est (I. 8-9) ; soit en privilégiant l'aspect perfectif du procès : envoie (I. 6). La tournure passive m'est tracée rappelle l'absence de choix de madame de Tourvel et fait écho à la soumission suggérée par était peinte. À ce présent de l'écriture se combinent le présent intemporel des maximes (I. 14-15-16) et celui des deux propositions hypothétiques (I. 5 et 20). La combinaison du présent dans la protase et du futur dans l'apodose signalent des potentiels qui voient cependant leur réalisation démentie par le contexte situa- tionnel et apparaissent comme purement rhétoriques. La reprise en main par madame de Tourvel de son destin trouve son expression dans l'emploi du futur morphologique suivrai (I. 5), chérirai (I. 5), joindrai (I. 7), ferai (I. 11) et pleurerai (1. 19). Proximité et certitude de l'action sont assertées par la tournure périphrastique je vais ensevelir (I. 19) et par la postposition à mort des deux adjectifs assurée et prochaine qui renforcent la probabilité de réalisation des procès. Cette probabilité de réalisation se voit confirmée par l'emploi des impératifs, dont la présence permet à la lettre de mimer l'ora- lité ; ces formes jussives : recevez (1.11), exaucez (I. 11) et répondez (1. 22) apparaissent uploads/Litterature/ igram-0222-9838-1999-num-80-1-2833.pdf

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