HISTOIRE ET LITTÉRATURE : UN REGARD DEPUIS L’ÉDITION Richard Figuier Belin | «

HISTOIRE ET LITTÉRATURE : UN REGARD DEPUIS L’ÉDITION Richard Figuier Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine » 2018/2 n° 65-2 | pages 47 à 53 ISSN 0048-8003 ISBN 9782410013986 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et- contemporaine-2018-2-page-47.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Dire que la médiation éditoriale a joué un rôle important dans la divergence entre littérature et histoire, ce n’est pas méconnaître les évolutions propres à la dis- cipline, mais c’est tenter de tirer toutes les conséquences du fait irréductible que les sciences sociales ont partie liée avec l’écriture et qu’elles ne pourront jamais s’émanciper tout à fait d’une certaine « littérarité ». Et peut-être, pour aller plus loin, tenter une fois de plus de s’interroger sur le régime d’historicité qui est le nôtre. Portons sur ces relations un regard régressif en commençant par la situation actuelle. L’histoire est à peu près la seule discipline de sciences humaines et sociales qui soit encore visible en librairie. Les ventes exceptionnelles de l’His- toire mondiale de la France (100 000 exemplaires à ce jour) cachent néanmoins une situation difficile. Les livres de recherche, la plupart du temps, corres- pondent à des ventes autour des 400 exemplaires. La biographie résiste, même chez Fayard qui a considérablement réduit la voilure, les essais historiques à destination d’un grand public également, pour peu que l’auteur soit un tant soit peu intégré dans le système des médias. L’histoire contemporaine est dominante chez les éditeurs généralistes. On assiste à un retour du récit et de la chronologie. L’histoire reste encore porteuse si l’on recherche la notoriété, ou, du moins, est encore capable de la créer comme un effet collatéral pour l’auteur : la noto- riété qu’a acquise, par exemple, Thomas Piketty avec Le capital au xxie siècle, pourtant fort volume d’histoire économique, en témoigne. Du côté des éditeurs, elle représente encore un marché (les Rendez-vous de Blois, les magazines grand public, l’initiative récente de la ville de Toulouse avec la manifestation intitulée « l’Histoire à venir »), à mesure que se reconfigurent les structures de la mémoire collective autour de « l’événementiel » des commémorations, des anniversaires, des « usages publics » de l’Histoire. Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine 65-2, avril-juin 2018 © Belin | Téléchargé le 10/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.76.157) © Belin | Téléchargé le 10/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.76.157) 48 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE Michel de Certeau écrivait dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction : « Enlevez à l’auteur d’une étude historique son titre de professeur, il n’est plus qu’un romancier »1. Évidemment, il ne croyait pas entièrement à cette formule : comme le rêve et la réalité selon Merleau-Ponty, l’histoire et le roman n’ont pas le même « grain ». Ce qu’elle met en valeur, ce sont, outre « l’autorisation institutionnelle d’un texte », l’affinité des procédures stylistiques des écritures romanesques et historiques. Mais ce qui m’intéresse pour le moment davantage, c’est qu’elle ouvre, pour ainsi dire, l’analyse de tout l’espace, qu’il faut bien appeler de « manipulation » – des auteurs comme des textes –, par les pratiques des éditeurs. Sans pouvoir entrer dans le détail, on peut relever la façon dont les éditeurs privilégient la fameuse « mise en intrigue » du discours historique, au détriment d’une histoire plus conceptuelle ou plus « science sociale ». Pour caricaturer les positions, on pourrait dire que l’éditeur demande non pas de l’intelligibilité – on se souvient de la fin du texte de Roland Barthes sur le dis- cours de l’histoire : « La narration historique meurt [pour une discipline qui se refuse prudemment à assumer le réel comme signifié] parce que le signe de l’Histoire est désormais moins le réel que l’intelligible »2 –, mais des histoires (les destins exceptionnels, les grandes fresques, etc.), appliquant précisément au discours historique des catégories « littéraires » elles-mêmes datées dans le temps, autrement dit, quasiment celles des Belles Lettres destinées à édifier et à plaire. Si l’on quitte la situation présente et que l’on se tourne vers l’histoire de l’édition de la fin du xixe siècle aux années 1970, il est loisible de distinguer plusieurs moments. Le premier serait celui de l’autonomisation de l’histoire par rapport à ce que l’on appelait encore au xixe siècle les « Belles Lettres », prises dans les formes de l’histoire-chronique, de « l’historié » (l’héroïque, le mémorable), pour parler comme Alphonse Dupront qui le distingue de « l’his- toriographié »3, à mesure que la discipline prend conscience qu’elle est une science sociale (avec, notamment, la création de la Revue historique en 1876) et qu’elle se désolidarise des fins qu’on lui impose : formation de la Nation, du citoyen, objectifs fidèles au thème classique historia, magister vitae. Il semble que ce qui a changé le statut éditorial de l’histoire-discipline (au moins en France), c’est la coopération dès la fin du xixe siècle entre « libraires », comme on les appelle encore, et universitaires, alors même que les disciplines de sciences humaines et sociales sont jeunes et d’institutionnalisation mal assurées. Les genres commencent à se distinguer : livres de vulgarisation, manuels, érudition, etc. Cette spécialisation, cette différenciation de plus en plus claire entre littérature et science, opère une division du travail éditorial et la création de maisons d’édition dédiées au travail scientifique. Citons un seul exemple : les trois maisons les plus connues fondatrices des Puf, Alcan, 1. Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 144. 2. Roland Barthes, Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Seuil, 1994, p. 427. 3. Alphonse Dupront, « De l’histoire comme science humaine du temps présent », Revue de synthèse, 3e série, 86/37-39, 1965, p. 317-336, ici p. 318. © Belin | Téléchargé le 10/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.76.157) © Belin | Téléchargé le 10/05/2021 sur www.cairn.info (IP: 82.77.76.157) UN REGARD DEPUIS L’ÉDITION 49 Rieder, Leroux. À la fin des années 1960, l’entrée dans des maisons d’édition généralistes d’universitaires comme directeurs de collections (Pierre Nora chez Gallimard, Michel Winock au Seuil, Pierre Bourdieu chez Minuit, etc.) poursuit un mouvement déjà bien amorcé depuis plus d’un demi-siècle et signe la fin d’un processus d’institutionnalisation des sciences sociales (même si chacune des personnes nommées ici avait des conceptions divergentes des sciences sociales4). De ce scellement, l’on me pardonnera de citer en témoignage un texte, un peu long, de Lucien Febvre : « L’histoire évolue rapidement, comme toute science aujourd’hui. Après bien des hésitations et des faux pas, quelques hommes tentent de s’orienter, de plus en plus, vers le travail collectif. Un jour viendra où l’on parlera de “laboratoires d’histoire” comme de réalités. […] Une génération ou deux : le vieux Monsieur dans son fauteuil, derrière ses fichiers strictement réservés à son usage personnel et aussi jalousement gardés, […] aura fait place au chef d’équipe, alerte et mobile, qui, nourri d’une forte culture, ayant été dressé à chercher dans l’histoire des éléments de solution pour les grands problèmes que la vie, chaque jour, pose aux sociétés et aux civilisations, saura tracer les cadres d’une enquête, poser correctement les questions, indiquer précisément les sources d’information et, ceci fait, évaluer la dépense, régler la rotation des appareils, fixer le nombre des équipiers et lancer son monde dans l’inconnu. Deux mois, ou trois ou quatre : la cueillette est terminée. La mise en œuvre commence. Lecture des microfilms, mise en fiches, préparation des cartes, des statistiques, des graphiques, confrontation des documents proprement historiques avec les documents linguistiques, psychologiques, ethniques, archéologiques, botaniques, etc., qui peuvent faciliter la connaissance. Six mois, un an : l’enquête est prête à être livrée au public »5. Après ce temps de la distinction vient celui de l’interrogation. La matu- ration épistémologique de l’histoire replace sur le devant de la scène sa narra- tivité irréductible et son enracinement dans « l’écriture » (« l’historio-graphie » de M. de Certeau). Il devient de plus en plus évident que son registre propre de véridicité appartient à un uploads/Litterature/ histoire-et-litterature.pdf

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