Henri-Irénée Marrou Textes Divers 2 Culture mondaine à Rome Autre symptôme de d

Henri-Irénée Marrou Textes Divers 2 Culture mondaine à Rome Autre symptôme de décadence: le rôle de l'élément mondain. Certes lui aussi apparaît à Rome assez tôt: toute une partie de l'œuvre de Catulle nous introduit dans un milieu où, non sans gaucherie ni brutalité, s'esquisse une vie mondaine. Mais c'est seulement sous l'empire qu'on voit l'esprit de salon envahir la culture. A ce point de vue, l'œuvre de Pline le Jeune est très significative; elle nous montre le développement de toute une littérature destinée à satisfaire les goûts et à occuper l'esprit d'une société aristocratique, cultivée sans doute, mais pour qui la culture n'est qu'un raffinement de plus ajouté à tous ceux qui composent le charme de la vie sociale. Deux genres en particulier subissent cette influence: l'un déjà ancien (Catulle): la poésie légère, petits vers qu'on échange à propos de tout et de rien, exquises banalités qui colorent d'esprit les plus menus incidents de la vie en société; l'autre, que Pline inaugure en latin, traite les mêmes sujets dans la même atmosphère, mais en prose cette fois, c'est la lettre d'art. Ces deux genres, comme l'esprit qui les anime, vont connaître une grande fortune pendant toute la période de la décadence: la culture antique repose alors essentiellement sur une élite sociale, un milieu aristocratique pour qui cette double tradition, mondaine et lettrée à la fois, apparaît comme un des éléments les plus essentiels de l'héritage qu'elle s'efforce de conserver et de transmettre. Aussi longtemps que subsiste quelque chose de la vie antique, se maintient cette littérature pour gens du monde et son «esprit précieux»: il suffit d'évoquer le souvenir de Sidoine Apollinaire. Pour la fin du IVe siècle, c'est Symmaque qui nous fournit le document essentiel. Ses lettres nous font connaître le milieu social le plus élevé de Rome, où se coudoient les héritiers des plus grands noms, les titulaires des plus hautes charges; la vie qu'on y mène, empreinte d'une exquise urbanité; le souci de culture, mais aussi la légèreté, la vanité profonde de cette aristocratie qui se survit à elle-même... L'œuvre de saint Augustin mérite ici toute notre attention: elle témoigne, 3 par ses Lettres surtout, combien cet élément mondain était devenu essentiel de son temps à la culture. Car enfin, de par ses origines, saint Augustin était bien étranger au «monde»: fils d'un humble curiale, né au fond d'une province lointaine, étudiant besogneux, professeur préoccupé de sa carrière... Et cependant dans la mesure où il est devenu un homme de lettres, un membre du milieu cultivé, il a participé à cet échange de politesses ampoulées, de banalités harmonieusement ciselées qui constituait un des aspects essentiels de la vie littéraire du temps (Saint Augustin, p.94-96). Encyclopédie: définition Encyclopédie évoque pour nous l'image d'un cercle, mais cette image une double valeur: elle évoque d'abord l'unité de la science dont les parties mutuellement dépendantes forment un tout; ensuite, et surtout, la notion de la totalité du savoir: une culture encyclopédique est celle qui parcourt le cycle complet des sciences humaines, qui assimile la totalité des connaissances accessibles à une époque et dans une civilisation données. Il s'en faut qu'egkuklios paideia corresponde à cette notion. On peut même se demander si à l'origine egkuklios avait le sens de «formant un cercle»: les lexicographes semblent l'admettre, mais on est un peu inquiet en constatant que ce sens n'est attesté que chez des auteurs latins, ou chez des Grecs tardifs, sinon byzantins. Egkuklios se rattache parfois à kuklos de façon bien différente, et il n'est pas impossible qu'egkuklios paideia n'ai signifié tout simplement l'éducation courante, vulgaire... Il reste que, lorsque les Anciens ont vu dans l'egkuklios paideia un «cycle» de connaissances en rapport mutuel, formant un tout, c'est dans un sens très scolaire qu'ils l'ont entendu: c'est un cycle d'études, l'ensemble des matières qui forment le programme normal de l'enseignement. Jamais me semble-t-il ils n'y ont attaché l'idée d'un cycle complet épuisant la totalité des connaissances humaines (Saint Augustin, p.228-229). 4 Condamnation de la curiosité On ne s'étonne donc plus des termes qui servent à désigner la culture chrétienne: doctrina, scientia; c'est qu'elle est avant tout une connaissance. Mais une connaissance très rigidement ordonnée à une certaine fin, maintenue dans un certain domaine. Non moins qu'à l'esthétisme du lettré, cette culture s'oppose à la curiosité de l'érudit. J'en ai prévenu le lecteur, les écrits d'Hippone condamnent, avec plus de véhémence encore que ceux de Cassiciacum, cette forme de tentation d'une complexité si périlleuse qu'est l'appétit de connaître, cette vaine curiosité qui nous détourne de la considération de l'unique nécessaire. C'est elle que l'apôtre a maudite sous le nom de «concupiscence des yeux», dans le triple et solennel anathème dont il a frappé les inclinations de la nature déchue. Tentation périlleuse entre toutes, car elle ne conduit à rien moins qu'une perversion radicale de l'esprit. Quel est en effet le seul bon usage de celui-ci, sinon de tâcher de s'élever au plus intime de lui-même, à la connaissance de Dieu? Or la curiosité le détourne de sa fin, le précipite, l'avilit dans des connaissances de nature inférieure où il se dégrade peu à peu. Dans sa condamnation, Augustin rassemble toutes les connaissances qui nous «divertissent», nous écartent de la pensée de Dieu: il repousse au même titre l'attention puérile, qui nous amuse pendant que nous suivons la chasse d'un lézard ou d'une araignée, le goût des érudits de la décadence pour les mirabilia, et le travail pourtant infiniment sérieux du savant, de l'astronome par exemple, qui détermine avec une précision mathématique les mouvements d'un astre. Connaissance vraie, certes, et Augustin sait en reconnaître et en apprécier pleinement l'éminente valeur, mais autant que les autres inutile au salut: «Heureux qui Te connaît, dit-il à Dieu, même s'il ignore ces choses. Car celui qui Te connaît et les connaît aussi n'est pas à cause d'elles plus heureux!» On mesure par ce dernier trait jusqu'où va la défiance de l'augustinisme pour tout ce qui peut paraître détourner si peu que ce soit de l'attention que nous devons consacrer toute entière Dieu, à la vie religieuse. Je ne crois rien 5 dissimuler au lecteur de l'âpreté d'une attitude si rigide. Il me reste à lui présenter quelques remarques destinées, non certes à excuser saint Augustin (une telle doctrine n'a que faire de pareil service), mais à éclairer la valeur exacte de sa position (Saint Augustin, p.350-352). Lectures historiques de saint Augustin L'histoire a bien davantage retenu l'attention d'Augustin: nous trouvons sous sa plume l'écho de vastes lectures, étrangères au domaine normal de la curiosité des érudits de son temps et qui se rattachent directement à des travaux inspirés par la dogmatique ou l'apologétique chrétiennes. Il est donc légitime de les compter parmi les développements qu'a reçus sa culture pendant la période ecclésiastique. Je me contenterai de relever les titres essentiels. On sait le rôle que joue l'histoire dans la Cité de Dieu: les nombreuses études consacrées à ses sources ont permis de déterminer assez bien la nature des lectures que la préparation de ce grand ouvrage avait exigées d'Augustin. Il a écrit la partie apologétique (l. I- X), où abondent les souvenirs de l'histoire romaine (surtout dans les livres I-V), en ayant sous les yeux le texte de Tite-Live, de Florus et d'Eutrope, et, pour tout ce qui concerne les institutions, les Antiquités de son grand informateur, le vieux Varron. Pour le livre XVIII, qui expose l'histoire de l'humanité de la naissance d'Abraham à la mort de Jésus, en situant tous les faits essentiels de l'histoire biblique à l'intérieur de la chronologie comparée des grands empires saint Augustin utilise encore Varron, mais sa source essentielle est représentée par la chronique d'Eusèbe qui lui était accessible dans la traduction de saint Jérôme. Mais ce ne sont pas là les seules lectures historiques de saint Augustin: il lui a fallu aussi se documenter sur l'histoire de l'Église, des hérésies. Il nous dit avoir lu attentivement l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe, traduite et complétée par Rufin et connaître les catalogues d'hérésies de Philastre et d'Epiphane. Il a fait plus encore, au moins dans un domaine limité: la controverse donatiste l'a 6 amené à se faire lui-même historien au sens moderne et scientifique du mot. P.Monceaux a bien montré comment saint Augustin, reprenant et complétant l'œuvre d'Optat de Milève, avait su établir solidement sa position doctrinale sur une histoire du schisme africain et de ses interminables vicissitudes; histoire très précise et très documentée, reposant sur un dossier sans cesse complété et mis à jour de pièces officielles: lois, actes judiciaires, correspondance de magistrats et d'évêques, procès-verbaux, etc., documents puisés aux meilleures sources, critiqués et classés suivant un chronologie rigoureuse. Ainsi à en juger d'après le programme théorique du de Doctrina christiania, l'histoire serait le seul aspect de la culture augustinienne que l'influence chrétienne aurait sérieusement développé. Mais ce programme laisse dans l'ombre un autre élément dont l'importance est cependant essentielle: la littérature patristique (Saint Augustin, p.417-419). Recul de l'histoire Il faut oser regarder les choses en face: quand la Crise s'est abattue sur uploads/Litterature/ henri-irenee-marrou-textes-divers.pdf

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