Gian Maria Tore Université du Luxembourg Pour une sémiologie générale du spec
Gian Maria Tore Université du Luxembourg Pour une sémiologie générale du spectaculaire : définitions et questions1 Sommaire : 1. Courte introduction : terminologie et problématique générale du « spectaculaire » 2. Première étape : définir le spectaculaire 2.1 Généralités : les trois traits du spectaculaire 2.1.1. La frontalité 2.1.2. L’initiative 2.1.3. Le risque 2.2. Dynamiques particulières : rhétoriques et figures du spectaculaire 2.2.1. L’intensification et la variabilité en général du spectaculaire 2.2.2. Les figures du spectaculaire 3. Seconde étape : questionner le spectaculaire 3.1. Quand y a-t-il de la spectacularisation ? Du cirque à l’église 3.2. Pourquoi y a-t-il de la spectacularisation ? Une sémiotique de l’hésitation et de l’exacerbation 3.3. Apostille : pour une sémiotique des médiations Je me propose dans cet article de dresser un cadre pour une étude du spectaculaire comme phénomène sémiotique général. Mon but n’est guère de développer une sémiotique de la représentation théâtrale. Certes, le « spectaculaire » a un rapport privilégié avec le « théâtral », et il faudra en rendre compte – à la lumière aussi des questionnements contemporains des praticiens et théoriciens du théâtre. Mais le « spectaculaire » est aussi et surtout une situation qui se produit dans les pratiques sociales plus disparates : il semble bien que, un peu partout, on rend « spectaculaire » telle chose ou telle autre. Je me demande ici ce que cela veut dire : qu’est- ce que « spectaculariser », exactement. J’essayerai de soutenir tout au long de cet article que sont « spectaculaires » des phénomènes aussi éloignés entre eux qu’un ralenti au cinéma et une allocution d’un politicien, le numéro de virtuosité d’un footballeur et une audience au tribunal, une conférence scientifique et un rituel d’exorcisme. Il s’agira à la fois de spécifier les enjeux des différents cas et de tirer des conséquences d’une telle généralité de la « spectacularisation ». Deux questions seront donc posées, et constitueront respectivement les deux grandes parties dont cet article se compose. La première est : comment peut-on définir, de la manière la plus précise, le « spectaculaire » au sens vaste, pourvu que cela soit possible ? La deuxième question est : quel est l’intérêt de la notion même de « spectaculaire », non seulement pour les études théâtrales, mais aussi pour les sciences humaines en général ? Je multiplierai et analyserai les exemples et les cas de spectacularisation au fur et à mesure, dans le but d’essayer de rendre compte de quelque chose qui se présente à la fois comme évident, au moins pour le sens commun, et étonnement négligé, notamment dans la littérature des sciences humaines. En effet, rarissimes semblent être les approches qui, en dehors d’une anthropologie ou d’une esthétique du théâtre d’une part, et des prises de position génériques sur « la société du spectacle » de l’autre, interrogent le spectaculaire de manière frontale, générale et analytique à la fois2. Ici, je ne pourrais nullement présenter une cartographie des diverses approches disciplinaires, actuelles ou possibles, ni encore moins une étude articulée de telle situation spectaculaire ou telle question théorique ou pratique en particulier. Le but que je me donne est préliminaire : dessiner un cadre avec lequel les différentes études et questions pourraient se confronter. Il s’agit, en somme, d’avancer une hypothèse de recherche qui prenne en compte le plus grand nombre de cas (et d’objections) possibles ; et cela, dans une démarche sémiotique. J’avancerai donc en deux étapes, qui seront les tentatives respectives de répondre aux deux grandes questions énoncées précédemment. La première étape consistera à fixer un ensemble de traits qui permettent de définir, ou du moins encadrer, le spectaculaire ; et à partir d’un tel schéma théorique, il s’agira de complexifier l’approche de manière progressive, à travers une série d’exemples, pour esquisser une véritable rhétorique de la spectacularisation. La seconde étape consistera à s’interroger sur la généralité même du spectaculaire ; il sera question de proposer une explication unitaire des procès de spectacularisations qui semblent nécessaires aux pratiques de l’art, du divertissement, de la politique, du droit, de la science, de l’éducation, de la religion, bref de tous les domaines sociosémiotiques3. La tâche ainsi exposée peut paraître démesurée ; je me propose de montrer qu’elle ne l’est pas : je soutiendrai qu’il est possible, et même utile, heuristique, de disposer d’une sémiologie du spectaculaire4, si schématique ou provisoire soit-elle. 1. Courte introduction : terminologie et problématique générale du « spectaculaire » Avant de commencer notre étude, ou pour mieux la commencer, il faut se prémunir contre la diversité des termes et des questions en jeu. Je propose qu’on approche le spectaculaire sur trois ordres de phénomènes différents – que, pour l’instant, j’indiquerai de la manière la plus simple et synthétique possible : I) Le spectacle au sens littéral, et même archétypique. Il s’agit des pratiques bien connues qui n’existent que grâce à des scènes, sur lesquelles ont lieu des performances face à des spectateurs : le théâtre, la musique, la danse, le mime, le cirque, mais aussi le sport et les démonstrations dans les foires. II) Le spectaculaire en tant que qualité susceptible d’affecter des arts et des pratiques qui existent aussi dans des situations qui ne sont pas des spectacles (au sens évoqué dans I). Ainsi une toile, en soi, n’est pas un spectacle proprement dit, notamment si elle est rangée dans l’atelier du peintre ou discrètement pendue dans le couloir d’un appartement ; mais il est incontestable que les musées, et surtout certains musées d’art contemporain, contribuent fortement à rendre une peinture, ou n’importe quelle œuvre d’art plastique, spectaculaire. De même, un film est peut-être spectaculaire même sur un petit écran portable ; mais sans aucun doute il est bien spectaculaire lorsqu’il est projeté dans un multiplex. En outre, un film de Robert Bresson est censé être carrément anti-spectaculaire, alors qu’un film de George Lucas serait le prototype même du spectaculaire au cinéma… En somme, il est clair qu’une terminologie s’impose, pour définir le « spectaculaire » et ses différents degrés, notamment lorsqu’on sort du périmètre sûr des « spectacles » au sens littéral. III) La spectacularisation, enfin, en tant que procès qui rend spectaculaire non seulement n’importe quel art, mais aussi n’importe quel autre domaine sociosémiotique. On peut songer au droit (les procès sont les moments de spectacularisation de la justice), ou à l’éducation (les exposés sont des spectacularisations du savoir), ou à la politique (les meetings, les speechs, les débats sont les situations où le jeu politique est rendu spectaculaire), ou à la science (dans les conférences scientifiques ou dans les expériences-démonstrations), ou à la religion (dans certains de ses rites). Pour une approche sémiotique du spectaculaire, il semble important non seulement de discuter de tous ces cas, mais aussi d’interroger le fait en soi de leur grand nombre. Une étude du spectaculaire devrait parvenir à rendre compte de ce qui paraît être une nécessité de spectacularisation diffuse et polymorphe. Quelle politique démocratique y aurait-il sans ces spectacularisations que sont les allocutions publiques des politiciens et les débats ? Quel droit, sans les spectacularisations que sont les procès ? Quelle science, sans qu’on s’expose, dans tous les sens, à la communauté scientifique ? Aussi, la question ici n’est-elle pas d’évaluer une éventuelle « société du spectacle », mais de rendre compte d’un cumul de spectacularisationsconstitutives de la société, dans chacun de ses domaines. 2. Première étape : définir le spectaculaire 2.1 Généralités : les trois traits du spectaculaire Qu’est-ce qui est « spectaculaire », au juste ? La réponse est loin d’être acquise, surtout dans une démarche scientifique. J’avancerai ici trois traits définitoires, théoriques, qui permettront de prendre en considération une série de cas. Voici donc mon hypothèse de travail. Dans le spectaculaire, il y a : 1. frontalité, 2. initiative, 3. risque. 2.1.1. La frontalité Le spectaculaire, c’est l’institution d’une distribution d’actants particulière5, qu’on nommera frontalité. Il s’agit de produire un front, qui à son tour engendre le partage entre l’actant spectacle et l’actant spectateur. Ce fait extrêmement simple et bien connu entraîne des conséquences on ne peut plus complexes, qui sont l’essence même du spectaculaire6. Pour analyser ces dernières, il faut poser dès le début que le front est une démarcation de l’espace qui n’est ni un barrage, ni un passage7 : elle reste relativement fluctuante et, à la limite, provisoirement réversible. Pour commencer de la manière plus élémentaire possible, on considérera le spectaculaire comme une sémiotique particulière de l’espace, qui produit des positions qui font sens différemment. En effet, dans la vie ordinaire8, par exemple lorsque nous prenons un petit- déjeuner à plusieurs dans une cuisine, ou lorsque nous prenons notre place dans un train, l’espace est certainement sémiotisé – comme toujours : il fait sens par la disposition des objets, mobiles et immobiles, par la possibilité de circulation des personnes, par la manière dont il est décoré. Mais nous pouvons toujours bouger dans tous les sens, essayer de changer de place à tout moment, interagir avec nos voisins à notre gré, dans toutes les directions. Or, rien de uploads/Litterature/ gian-maria-torre-semiotique-du-spectaculaire 1 .pdf
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- Publié le Mar 13, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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