! 1! Être Oulipienne : Contraintes de style, contraintes de genre ? Christelle
! 1! Être Oulipienne : Contraintes de style, contraintes de genre ? Christelle Reggiani, Sorbonne Université STIH (EA 4509) L’écriture oulipienne peut-elle être (vraiment) de genre féminin ? La question a peut-être l’allure d’une provocation – d’autant plus déplacée qu’elle paraît annuler d’avance l’objet même (l’œuvre des Oulipiennes) de cet article. Il me faut donc d’abord en gloser la maladresse, qui reconduit bien entendu à mes propres insuffisances, mais sans doute aussi à l’embarras qui caractérise souvent les études de genre, en particulier en France : en l’occurrence, malgré le verbe être qui figure au centre de cet énoncé, il ne s’agira pas ici d’appliquer à un corpus oulipien l’hypothèse d’une nature genrée de l’écriture littéraire – ces deux genres, masculin et féminin, fussent-ils socialement construits. On partira plus modestement de faits numériques, pour constater que l’écriture oulipienne est jusqu’au début du XXIe siècle largement restée un « métier d’homme1 » en dépit du genre grammatical du nom écriture en français. Très peu de femmes sont en effet membres de l’Ouvroir, et ces Oulipiennes l’ont été, le plus souvent, de façon relativement excentrique2 : Michèle Métail (cooptée en 1975) est longtemps restée la seule femme du groupe avant de s’en éloigner3, à telle enseigne que les œuvres de Michelle Grangaud, Anne Garréta et Michèle Audin (respectivement cooptées en 1995, 2000 et 2009) semblent aujourd’hui faire exception rapportées au demi-siècle d’existence de l’Oulipo (Valérie Beaudouin – cooptée en 2003 – ne composant guère, pour l’instant, de textes littéraires). Sans poser donc l’hypothèse d’un caractère genré de l’écriture – si l’écriture oulipienne apparaît factuellement comme un métier d’homme, il n’en découle pas nécessairement qu’elle ressortisse pour autant à un genre déterminé, et stylistiquement identifiable comme tel4 – on se propose ici d’interroger les raisons de cette apparente difficulté à être une auteure « à contraintes », en considérant en particulier les stratégies à l’œuvre dans quelques textes de Michelle Grangaud, Anne Garréta et Michèle Audin. Écriture oulipienne, écriture des oulipiennes !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 1 Oulipo, C’est un métier d’homme. Autoportraits d’hommes et de femmes au repos, Paris, Mille et une nuits, 2010. 2 Voir Camille Bloomfield, Raconter l’Oulipo (1960-2000). Histoire et sociologie d’un groupe, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 65 ; et, de façon polémique, Lauren Elkin & Scott Esposito, The End of Oulipo ? An Attempt to Exhaust a Movement, Winchester, Zero Books, 2013, p. 75-80. 3 Rappelons qu’à l’inverse des usages surréalistes, dont Queneau avait fait la douloureuse expérience, l’exclusion de l’Oulipo est, quand bien même la démarche serait volontaire, rendue pratiquement impossible par l’énoncé d’une condition très particulière : le suicide devant un huissier attestant que l’acte a été commis à seule fin de quitter le groupe (voir notamment Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Paris, Stock, 1995, p. 200). 4 Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon étude : « Masculin / féminin : l’écriture oulipienne a-t-elle un genre ? », dans Christelle Reggiani et Alain Schaffner éd., Oulipo mode d’emploi, Paris, Honoré Champion, 2016, p. 79-86. ! 2! Identiques à l’article près, ces deux séquences sont ainsi d’extensions bien différentes, la domination masculine représentant à l’Oulipo un fait statistique : pour le dire simplement, l’auteur oulipien est très majoritairement de genre masculin. Il convient ici d’historiciser la question, en distinguant la situation actuelle de celle de l’après-guerre – et plus précisément des années soixante, qui virent la fondation de l’Ouvroir. De fait, créé en septembre 1960 par François Le Lionnais et Raymond Queneau à l’issue d’une décade de Cerisy-la-Salle consacrée à l’œuvre de ce dernier (« Raymond Queneau : une nouvelle défense et illustration de la langue française » – qui fut d’ailleurs le premier colloque de Cerisy à porter sur un écrivain vivant), l’Oulipo participe de l’homosocialité propre aux champs intellectuel et littéraire du temps – une exclusion (ou tout du moins une marginalisation) des femmes sans doute encore accentuée par l’anti-humanisme structuraliste de la décennie, où le thème théorique du retrait du sujet paraît autoriser l’occultation de la question du genre. Historiquement, du reste, les « cercles collaboratifs5 » artistiques et littéraires relèvent massivement, jusqu’à la fin du XXe siècle, d’une homosocialité masculine : c’est dire que les pratiques oulipiennes étaient appelées, sauf exception, à être le fait d’écrivains plutôt que d’écrivaines. Si cette homosocialité, qui est un trait d’époque, n’étonne pas, ses prolongements contemporains surprennent davantage, en regard de l’émergence, sensible depuis la fin du XXe siècle, de la figure de l’écrivaine6. Étonnant anachronisme où les Oulipiennes, volens nolens, semblent partager, comme autant d’inattendues « petites sœurs de Balzac », le sort fait naguère en France à la femme auteur7. La singularité oulipienne tenant à la mise sous contrainte de l’invention littéraire, on fera l’hypothèse que ce curieux décalage tient – doublement, du reste – au recours à la contrainte. On rappellera, d’abord, que la contrainte oulipienne ressortit en principe, dans l’esprit de Le Lionnais et de Queneau, à la refondation mathématique d’une invention littéraire dont on comprend que la guerre l’aurait épuisée ; il s’agit, dans les termes de François Le Lionnais, « d’injecter des notions mathématiques inédites dans la création romanesque ou poétique8 ». C’est dire qu’en raison de la très grande stabilité, jusqu’à nos jours, de la division sexuée du travail intellectuel, ce caractère mathématique (ou du moins mathématisable) de la contrainte oulipienne en fait potentiellement une pratique plutôt masculine. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 5 Voir Michael P. Farrell, Collaborative Circles. Friendship Dynamics & Creative Work, Chicago, Chicago University Press, 2001. 6 Voir Delphine Naudier, La Cause littéraire des femmes. Mode d’accès et de consécration des femmes dans le champ littéraire depuis les années 1970, thèse de doctorat, EHESS, 2000. 7 Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Paris, Seuil, 1981. Voir aussi Monique de Saint-Martin, « Les “femmes écrivains” et le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 83, 1990, p. 52-56 ; ainsi que Martine Reid, Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010. 8 François Le Lionnais, « Raymond Queneau et l’amalgame des mathématiques et de la littérature » (1977), dans Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988, p. 39. ! 3! Or, cette affinité est doublement accentuée par la nature même de la contrainte. De fait, la manipulation verbale, surtout lorsque sa finalité est ludique, semble largement relever, en Occident tout au moins, d’un privilège masculin. En témoigne notamment, dans la période moderne, l’imaginaire potache, constitué comme tel au fil du XIXe siècle – à une époque, donc, où la population estudiantine était massivement de genre masculin – dont le goût du canular et du calembour n’est pas étranger, via en particulier l’œuvre de Jarry, à la sensibilité du Collège de ‘Pataphysique, dont l’Oulipo constitua d’abord une sous-commission. Le phénomène mériterait à l’évidence une longue enquête – qui pourrait faire l’objet d’un autre article –, et l’on devra donc se contenter pour l’heure d’avancer une hypothèse : interviendrait en l’occurrence une détermination tout ensemble anthropologique et culturelle – elle-même à interroger –, tenant au lien patent qui associe, depuis les (nombreux) plagiaires par anticipation antiques de l’Ouvroir9, la manipulation des lettres et le motif sexuel – dont la culture occidentale tend à faire une topique masculine10. Dans le corpus oulipien, l’orgie des Revenentes – dont l’exubérance linguistique aussi bien que sexuelle constitue du reste un hapax dans l’œuvre par ailleurs fort pudique de Perec – manifeste cette intrication de la lettre et du sexe avec d’autant plus d’éclat que la contrainte monovocalique la rapporte à la nécessité de l’ordre de la langue (en l’occurrence à celui du lexique français où, de fait, lettre et sexe sont tous deux monovocaliques en e) : Les nénettes se démènent telles des chèvres effrénées cependent qe les grends brenles de mes henches entrènent prestement le renversement de l’ensemble. Les nénettes et mezeeg se reprennent pêle-mêle : le nez entre les fesses d’Estelle, je pénètre en levrette le sexe effervescent de Thérèse cependent qe Bérengère me prend les glendes entre ses dents11. C’est suggérer, à cette première étape de la réflexion, que si l’écriture oulipienne avait un genre, celui-ci relèverait – triplement – du masculin, tenant aux pratiques d’un groupe littéraire dont l’activité repose sur la mise sous contrainte mathématique de l’écriture. « Écrire en pays dominé12 » À contre-courant d’imaginaires encore largement partagés, la littérature féminine à contraintes – par quoi l’on entendra, donnant à l’adjectif féminin son acception relationnelle, « la littérature à contraintes écrite par des femmes » – improbable autant que précaire, apparaît comme une littérature mineure, au sens que Deleuze et Guattari !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 9 Sur cette tradition, voir Anne Blossier-Jacquemot, Les Oulipiens antiques : pour une anthropologie des pratiques d’écriture à contraintes dans l’Antiquité, thèse de doctorat, université Paris-Diderot, 2009. 10 Voir Pierre Bourdieu, La Domination masculine (1998), Paris, Seuil, « Points », 2002, p. 49. 11 Georges Perec, Les Revenentes (1972), Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, t. I, p. 530. 12 Je reprends le titre du livre de l’écrivain uploads/Litterature/ etre-oulipienne-contraintes-de-style-contraintes-de-genre-christelle-reggiani-sorbonne-universite.pdf
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- Publié le Aoû 10, 2022
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