1 Que donne à penser les poètes en temps de détresse ? Séparation. Notre temps
1 Que donne à penser les poètes en temps de détresse ? Séparation. Notre temps est celui de l’éloignement des dieux tout autant que celui de l’absence de la demeure de l’Etre. Et c’est à ce titre qu’Heidegger pose cette question qui a valeur de réponse : « pourquoi des poètes ? » Le rhapsode contemporain, dans l’esprit de l’auteur de Etre et Temps, donne à penser un séjour grâce auquel l’homme peut se réconcilier avec sa dimension divine. Il demande que nous l’écoutions avec la gravité qui s’impose. Que pense-t- il sinon qu’à l’âge de la nuit du monde doit advenir l’éclaircie de l’Etre. Le défaut du monde abîmé dans l’époque de la technique engage le poète afin qu’il énonce la parole pour que notre temps de détresse se retire, pensant de sorte que notre dénuement soit levé. Si « la splendeur de la divinité s’est éteinte dans l’histoire du monde »1, il revient au poète de dissiper cette indigence qui consiste à n’appréhender le monde qu’à partir de sa seule dimension fonctionnelle et utilitaire. Son Logos doit nous conduire là où nous avions laissé les dieux quand ceux-ci brillaient en tout ce qui est. Ce que nous recevons du poète demande en retour que nous nous interrogions sur la sympathie qui, hier encore, faisait respirer du même air les hommes et les dieux. « Il n’y a de revirement possible des mortels que s’ils prennent site dans leur propre être. »2 Ce site, c’est le lieu sacré où les mortels honoraient leurs dieux par des offrandes où les hommes reconnaissaient leur dette à leur endroit. Préalablement au don, il y avait une demande qui émanait d’une appartenance réciproque du ciel et de la terre que l’homme habitait en poète. Aujourd’hui, il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du Dieu. Si le poète écrit, c’est pour retrouver, à travers des traces que lui seul devine, l’échange des mortels avec la demeure sacrée des dieux. Ainsi, « être poète en temps de détresse, c’est alors : chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis. Voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré. »3 Et dire le sacré, c’est lui donner vie pour que l’homme naisse de nouveau dans cette dimension qui lui est propre. Il nous revient de recevoir ce dire en dépit de l’indigence d’un monde fermé à l’éclosion du Sacré. Peut-on comprendre un poète ? 1 Martin Heidegger, Pourquoi des poètes, in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard Tel, 2002, page 324. 2 Idem, page 325. 3 Ibidem, page 327. 2 Celui-ci nous donne une énonciation de l’être qui rompt avec l’oubli de l’oubli de la détresse qui est l’extrême détresse. Aussi lui sommes-nous redevables de la révélation de la vérité sur notre essence comme être-pour-le-Sacré. En retour, c’est la connaissance de soi-même qui s’en trouve affectée. Il faut savoir dire merci au poète. Mais peut-on entendre cette vérité sur soi-même ? « Qui voudrait, de nos jours, prétendre séjourner familièrement aussi bien dans la nature véritable de la poésie que dans celle de la pensée ? »4 Ce que donne à penser le poète ne peut être reçu qu’à la condition par laquelle l’homme rompt avec le projet cartésien d’une maîtrise totale de l’étant. Aussi longtemps que se prolongera l’arraisonnement des choses réduites à leur définition objective, nous ne saurons pas accueillir le projet post métaphysique de la poésie. Le legs des choses ne peut se manifester que par la récusation d’un vouloir qui se saisit de l’étant comme s’il n’était qu’une matière brute à exploiter. « Tout étant est, en tant qu’étant, dans la volonté. Il est de par la volonté à l’œuvre en lui. Par quoi nous voulons dire que l’étant n’est pas seulement et n’est pas en premier lieu comme voulu, mais qu’il est, pour autant qu’il est, lui-même sur le mode du vouloir. Ce n’est que par la volonté à l’œuvre en lui qu’il est, chaque fois et à sa manière propre, le voulant qui veut dans la volonté. »5 Le poète quant à lui, comme habitant la demeure du Verbe, ne donne l’être qu’à partir de l’épanouissement de ce qui s’épanouit sans qu’un pourquoi ne soit sollicité. Ce que donne poète, c’est l’offrande d’un toit, symbole d’une protection à l’encontre d’une volonté de volonté qui abîme l’Etre dans l’oubli le plus radical. Le toit préserve le Sacré de son éclipse car il est perçu comme ce qui nous prémunit du risque que court l’étant quand celui-ci est exposé à son appropriation par la technique. Le rapport du moi à l’objet sous le mode de la productivité, c’est à l’encontre de cela que le poète s’oppose. Donner ses poèmes à notre lecture, c’est établir une relation où la langue n’est plus celle de l’indigente discursivité économique, mais ce par quoi la parole nous confie au legs des choses patinés par le temps. La contribution du poète aux desseins du Logos suppose que lui-même a reçu une éducation éclairée à la lumière du Sacré à partir de laquelle il échappe à la nuit du monde. C’est ainsi que les choses, le poète ne les voit pas comme pourrait les voir je ne sais quel administrateur de biens à exploiter. Comme le pense Heidegger, une forêt n’est plus appréhendée que comme un stock de bois entre les mains d’un gestionnaire alors qu’elle est le matériau d’un monde imaginaire bruissant de songes et de mystères. L’homme doit chercher à 4 Ibidem, page 332. 5 Ibidem, pages 334 et 335. 3 atteindre une vérité plus profonde, une réalité-derrière-les-choses. Et cette chose le lui rend bien : « l’étonnement m’a conduit dans un lieu du cœur et de l’esprit où j’ai compris que j’avais été comme irradié sur place par un rayonnement que je ne pouvais pas refuser. »6 La place du poète est ténue, au point que son verbe n’est qu’un murmure audible aux rares initiés de la vérité sans prix des choses. L’homme moderne, lui, « se révèle comme celui qui, dans tous les rapports avec ce qui est, s’est levé comme le préposé à l’imposition générale, et a établi ce soulèvement en domination inconditionnée (…) C’est ainsi que la terre et son atmosphère deviennent matières premières. Et l’homme lui-même devient matériel humain que l’on attelle aux buts proposés. »7 Telle est l’essence de la technique qui dit la vérité moderne de l’étant dans son entièreté. Dans ce monde où l’étant commande à l’étant, le dire du poète ne peut nullement se faire entendre. Il lui faut venir dans ce monde rationalisé à l’excès par effraction comme un magicien hérétique et subversif. Car ce qu’il dira et écrira porteront l’ombre d’un doute sur l’administration des choses. L’intérêt que Heidegger porte aux poètes provient de sa déconstruction d’un humanisme qui déroge au fait que l’homme est « le berger de l’être. » Qu’Aristote ait considéré celui-ci comme animal politique, c’est manquer la vérité ontologique qui est la sienne. « Un regard au-dehors, sur l’entièreté vierge de l’étant est susceptible d’entrevoir, à partir de l’invasion du progrès technique, de quel côté pourrait venir un dépassement du technique porteur d’une tout autre originalité. »8 C’est le rôle auquel échoit le poète. Du fait que le processus d’objectivation nous ferme dans une définition où tout devient une propriété dont il faut exploiter toutes les ressources, le Logos poétique n’est possible que s’il se fait le laboureur de l’être qui l’élève à l’émerveillement. Les choses ont été réifiées ; quant à l’homme, il est un être aliéné du fait que la métaphysique depuis Platon ne le pense plus comme il le faudrait de sorte que le symbole sacré qui les entourait s’est effacé. L’argent quantifie la qualité au point où tout devient interchangeable et marchandise. Quant au Nombre, il a destitué la vérité singulière des étants. L’habiter devient des zones pavillonnaires auxquelles on affuble le nom évocateur de végétaux ou d’oiseaux dont ces zones manquent de par leur grise homogénéité. Tout s’y ressemble au point où l’on peut s’y perdre. Ces zones m’ont toujours donné l’impression qu’il y avait là comme un manque. 6 Maurice Couquiaud, L’étonnement poétique, L’Harmattan, 1997, page 9. 7 Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », opus cit., pages 347 et 348. 8 Idem, page 349. 4 Que se passe-t-il donc ? « L’humanité de l’homme et la choséité des choses se diluent, à l’intérieur du propos délibéré d’une production, dans la valeur mercuriale d’un marché qui non seulement embrasse, comme marché mondial, la terre entière, mais qui, en tant que volonté de volonté, tient marché dans l’essence même de l’être et fait ainsi venir tout étant au tribunal d’un calcul général dont le règne est plus tenace là même où les nombres ne paraissent pas en propre. »9 Le vouloir situe l’homme hors de tout abri au point où celui-ci risque son être même, je veux dire son existence. Non seulement l’homme veut quand il réquisitionne uploads/Litterature/ don-des-poetes.pdf
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- Publié le Jan 02, 2022
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