Dans un de ses entretiens avec Georges Charbonnier, Marcel Duchamp affirme que

Dans un de ses entretiens avec Georges Charbonnier, Marcel Duchamp affirme que « le spectateur est aussi important que l’artiste dans le phénomène art ». Il ajoute même attacher plus d’importance au premier qu’au second. On ramasse souvent ces quelques phrases dans une formule célèbre : « C’est le regardeur qui fait le tableau. » Transposé à la littérature, le mot garde toute sa force polémique : peut-on dire en effet : « c’est le lecteur qui fait le livre » ? Dans Le Vol du vampire, Michel Tournier propose justement de donner au lecteur une place de premier plan dans « l’acte créateur » : « Un livre, écrit-il, n'a pas un auteur, mais un nombre indéfini d'auteurs. Car à celui qui l'a écrit s'ajoutent de plein droit dans l'acte créateur l'ensemble de ceux qui l'ont lu, le lisent ou le liront. Un livre écrit mais non lu, n'existe pas pleinement. Il ne possède qu'une demi-existence. C'est une virtualité, un être exsangue, vide, malheureux, qui s'épuise dans un appel à l'aide pour exister. L'écrivain le sait, et lorsqu'il publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d'oiseaux de papier, des vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. À peine un livre s'est-il abattu sur un lecteur qu'il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s'épanouit, devient enfin ce qu'il est : un monde imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement – comme sur le visage d'un enfant les traits de son père et de sa mère – les intentions de l'écrivain et les fantasmes du lecteur. Ensuite, la lecture terminée, le livre épuisé, abandonné par le lecteur, attendra un autre vivant afin de féconder à son tour son imagination, et, s'il a la chance de réaliser sa vocation, il passera ainsi de main en main. » Si la métaphore peut se lire de manière comique, Michel Tournier traite ici d’une question centrale de la réflexion littéraire. On peut en effet se demander si dire la vocation du livre n’équivaut pas à à dire la vocation de la littérature – envisagée sous un angle plus concret, plus immédiat, plus matériel. En tout cas, la pensée de Michel Tournier ne s’appréhende pas aisément, car le détour par l’image produit une certaine modalisation du propos : celui-ci n’est vrai qu’en tant qu’image, justement, qu’en tant que perception poétique. Sa pertinence n’est pas à chercher du côté d’une quelconque signification littérale. C’est à un autre niveau que se place l’auteur du Vent paraclet, celui d’une vision sans doute démentie par maints exemples, mais vraie et profonde dans ses fondements. Le livre, personnifié, présenté comme un être du manque, est comparé à un vampire. Comme lui, il tire sa vie du sang et de la chaleur des autres êtres, avec une différence qui tient à la circularité du processus : il se vivifie en se nourrissant de rêves et de fantasmes qu’il a lui-même provoqués. Ainsi, le livre a besoin du lecteur pour exister pleinement, pour actualiser ce qu’il n’est qu’en puissance. Ce sont les lectures qui lui donnent l’être, qui lui permettent de devenir « ce qu’il est : un monde imaginaire foisonnant ». La réflexion de Michel Tournier prétend donc répondre à la fois au pourquoi et au comment, à la question du but et à celle des moyens d’y parvenir. Le livre doit devenir un monde imaginaire, et il ne peut y parvenir que par une chaîne de lectures qui le nourrissent. Cette vision d’une création collective dont l’œuvre ne serait que le point de départ et qui trouverait sa finalité dans l’imaginaire est originale et convaincante. Toutefois, ne conduit-elle pas à minimiser la singularité irréductible et la force vivifiante des grands livres ? En d’autres termes, la force de ces grands livres ne leur est-elle pas inhérente et, dans la relation entre le livre et le lecteur, n’est-ce pas plutôt le livre qui « vivifie » le lecteur La littérature = seulement des histoires ? qu’il ne saurait être question de l’infirmer Le caractère allégorique de cette idée nous obligera à préciser uploads/Litterature/ dissertation-tournier-propre.pdf

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