ALAIN REY DICTIONNAIRE AMOUREUX DES DICTIONNAIRES Dessins d’Alain Bouldouyre CO

ALAIN REY DICTIONNAIRE AMOUREUX DES DICTIONNAIRES Dessins d’Alain Bouldouyre COLLECTION DIRIGÉE PAR JEAN-CLAUDE SIMOËN La liste des ouvrages du même auteur figure en fin de volume © Plon, 2011 Couverture : Le Libraire, Arcimboldo, 1566. © Akg Images/E. Lessing. EAN : 978-2-259-21283-0 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo Avant-propos « Dictionnaire des dictionnaires » ; ne pas prendre cette expression pour un superlatif biblique, du genre « roi des rois ». Non, il ne s’agit pas du dictionnaire suprême. Simplement, ce livre met en alphabet un certain nombre de thèmes, de personnages, d’œuvres en rapport avec cet objet familier mais mal connu, appelé en français d’un sobriquet aimable, le « dico ». Le but de cette collection est de célébrer en dictionnaires, avec amour, nombre de réalités passionnantes : lieux, pays, villes, activités humaines, savoirs, croyances, religions, objets et êtres qui font rêver. L’idée d’appliquer à l’objet « dictionnaire » lui-même cette mise en abîme par le désordre alphabétique ne m’est pas venue spontanément ; elle m’a été soufflée (amoureusement) et je l’ai adoptée d’enthousiasme. Ainsi, pensai-je, cette collection pourra s’autocélébrer, après avoir été louée par d’autres. Ses lecteurs, amoureux des mots, se plongent souvent aux dictionnaires, mais distraitement. J’ai voulu ici apporter un témoignage, celui d’une vie consacrée à cet objet mal identifié, culturel et usuel, et rassembler à son propos divers savoirs. Ce faisant rendre hommage aux créateurs qu’ont fasciné les dictionnaires, comme à leurs valeureux auteurs, bien souvent oubliés. Ce Dictionnaire amoureux consacré aux dictionnaires veut révéler lui-même sa nature. Il n’est ni laudateur ni bourreau de lui-même (l’Héautontimoroumenos de Térence, et de Baudelaire), mais bien guide de ses vastes demeures, de ses jardins secrets. Ainsi, lectrice, lecteur, cette collection et moi vous donnons rendez-vous dans ses coulisses, en lever de rideau. ABC, ABCD Avec les trois premières lettres de l’alphabet latin, auxquelles on joint parfois une consonne, le D, ce qui aide à former le mot abécédaire, on désigne la totalité des lettres dont nous nous servons, dans un certain ordre. Il serait plus simple de parler d’un AZ (azède), mais l’habitude est prise. Amoureux ou non, la plupart des dictionnaires classent les mots par leur première lettre, sans trop se soucier des sons. Ainsi, placer CH entre CE, qui se dit se, et CI pour si (alors que CA se lit ka), ou bien décider par un vague souvenir grec que PH revient à F, c’est pratiquer un cafouillage sonore par la voie alphabétique (Voir : Alphabet, alphabétique). Apparemment, cette incohérence ne trouble personne. On parle donc d’abc pour toute initiation élémentaire ; b.a -ba, qui signifie la même chose, a le mérite de refléter la prononciation, tout en donnant à la première consonne un nom agréable aux moutons, bé, sans doute pour éviter un beu trop bovin. Des expressions françaises anciennes, « en rester à l’ABC », « ne savoir que l’ABC », exprimaient un savoir élémentaire et dérisoire. Ce qui devrait rendre modeste tout exploiteur d’alphabet, tribu à laquelle appartiennent les indexeurs, glossaristes, lexicographes, sans parler des ordinateurs. Tout dérisoire qu’il soit, l’ABC résiste au révolutionnaire, « et [au] dévastateur du vieil ABCD », comme l’écrivait le romantique suprême, Victor Hugo. Abécédaire Si l’on voulait montrer que notre alphabet est bien celui des Romains, il n’y aurait qu’à rappeler ceci : abécédaire n’est pas un dérivé de quelque abécédé, mais il est pris à abecedarius, sémillant mot latin dont le sens est adjectif : « de l’alphabet ». Nous avons préféré alphabétique, en louchant vers le grec, et on a fait d’abécédaire le nom d’un livre pour enfants à qui des adultes qui se croient bienveillants veulent inculquer le nom des lettres, dans un ordre aussi vénérable que bizarre. Les abécédaires sont illustrés par des images d’êtres et d’objets dont le nom commence par la lettre annoncée. Bien des écoliers, dans la préhistoire – je veux dire avant l’informatique –, ont vécu dans cet univers où le I entraînait, en français et dans quelques autres langues, un iglou, le K un képi et le Z un zèbre. On ne manquait pas d’y noter que le S ressemble à un serpent, et qu’on pouvait se servir d’un T comme de tabouret. Je me souviens d’un abécédaire de tissu, destiné à résister à la rage destructrice des mômes devant tant d’Â-neries, objet que j’aimais bien malgré mes pulsions. J’ai compris beaucoup plus tard que les abécédaires, par-delà l’écrilecture désirée, pouvaient conduire le petit innocent que j’étais vers cette perversion polymorphe, le dictionnaire. Académie française Parmi toutes les académies de l’Histoire et du monde, il en est une, en France, qui a fait du dictionnaire son seul et beau souci. Peut-on rêver, de la part d’une institution, meilleure preuve d’amour ? Puisque nous sommes dans le registre sensible, rappelons qu’on doit aimer Akademos, ce héros auquel Athènes avait dédié un sanctuaire. Près de ce lieu sacré, un gymnase dans un jardin public portait le nom vénéré. Or, dans ce lieu auguste, un certain Platon établit son école, qui fut active longtemps après lui, entre 380 avant l’ère chrétienne et 529 de cette ère, quand l’empereur Justinien fit fermer, au nom de la nouvelle foi et du doux Jésus, toutes les écoles philosophiques de la ville. Rappelant par son nom les vertus civiques de l’éponyme, l’Akademia de Platon était une petite école, un groupe d’adolescents avec un chef élu et des maîtres. Elle transmit d’abord les idées de Socrate et celles de son admirable élève, mais fut attirée vers le Ier siècle par les sceptiques, avant de rejoindre le néoplatonisme récupéré par le christianisme naissant. C’est la redécouverte de Platon dans la Florence du XVe siècle qui suscita la fondation de l’Accademia de Marsile Ficin. Puis Léonard le sublime, né à Vinci près de Florence, créa en 1494, à Milan, une Accademia vinciana. Les accademie se multiplient au XVIe siècle dans la péninsule, et ce nom, devenu commun, passe alors en français et dans d’autres langues. Mais les « académies » de France sont loin d’accéder à la notoriété de leurs aînées italiennes, celle du « son », à séparer du grain de blé, sous l’enseigne du blutoir, l’Accademia della Crusca (Voir : Crusca, Accademia della ) (Florence, 1582), celle « des lynx » (dei Lincei, 1607), celle del cimento (1657), consacrée aux sciences. On ne peut accuser Richelieu d’avoir en vue le durcissement de quelque ciment culturel, puisqu’il choisit le mot académie en 1635, mais « les lynx » italiens et, en Savoie, la « florimontane » de François de Sales, qui fonctionna trois ans avec succès à Annecy, ne durent pas être étrangers à son choix. Après la création de cette « académie » à la française, il y eut une abondance d’institutions de ce nom, dans toute l’Europe. Plusieurs d’entre elles se sont attachées à fixer la langue de la nation dans un livre ; ce livre fut un dictionnaire. De grands recueils européens, dont les éditions successives témoignent d’une certaine longévité institutionnelle, procèdent de telles « académies ». La Crusca, en Italie, la Academia Real (« royale ») en Espagne, l’Académie française en sont les illustres témoins. Gardiennes du lexique et de son orthographe, réformatrices, courageuses (l’Académie espagnole, qui a fait de cette langue la plus aisée à écrire par les sons, la française au XVIIIe siècle) ou timides, soucieuses de bon usage, résistantes aux modes et à leurs caprices, ces institutions sont comme hantées par le devoir de lexique, qui est une mémoire. Faire des grammaires, des rhétoriques, des histoires de la langue, et surtout des discours et critiquer Le Cid, en un mot plaire à Richelieu, fut sans doute pour les premiers académiciens français une perspective agréable. Les discours personnels et les « sentiments » sur Le Cid furent rapidement exécutés. Cependant, « la principale pensée de l’Académie en ce temps-là fut bien le dessein du Dictionnaire », nous assure Paul Pellisson en 1652. Malgré le zèle de Charpentier et de Vaugelas, cette « principale pensée » n’aboutit à un vrai beau gros livre qu’en 1694, les autres projets étant remis aux siècles futurs (une pauvre grammaire vit le jour au XXe siècle, et la rhétorique, jamais). Le dictionnaire étant paru, malgré la trahison talentueuse de Furetière (Voir : Furetière), et en dépit des réticences des utilisateurs devant un alphabet perturbé par un valeureux désir d’ordre rationnel, malgré enfin les critiques acerbes de puristes qui dénonçaient en lui le hideux français du peuple (le Dictionnaire des halles, ainsi le surnomma un pamphlet anonyme), cet ouvrage devint la grande raison d’être de l’Académie, sinon celle de ses quarante membres. C’était une vraie réflexion sur la nature des vocabulaires, à la recherche de la régularité des familles de mots. Parmi les commentaires qu’il suscita, on retiendra l’un des plus dithyrambiques, celui de Renan (Essais de morale et de critique). Au XVIIIe siècle, un texte de base étant acquis, les éditions furent moins lentes à paraître : vingt-quatre ans, quand même, qui mènent au dictionnaire de 1718, le responsable principal en uploads/Litterature/ dictionnaire-amoureux-des-dictionnaires.pdf

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