L'HISTOIRE DU CHEVALIER DES GRIEUX ET DE MANON LESCAUT Dans l'œuvre immense de

L'HISTOIRE DU CHEVALIER DES GRIEUX ET DE MANON LESCAUT Dans l'œuvre immense de l'abbé Prévost, un seul ouvrage, ou plus exactement. même un fragment d'un seul ouvrage, a véritablement swvécu, pour avoir, il est vrai, une destinée prodigieuse. Il y a là un phénomène qui est loin d'être unique dans l'his­ toire littéraire, mais qui n'en atteint pas moins ici de telles dimensions, qu'il a toujours susàté la curiosité. Pourquoi Manon Lescaut, et Manon uscaut seule? Depuis un siècle et demi, la réponse à cette question a presque toujours été la même. Comme on finissait toujours par découvrir la supériorité de ce roman dans le « naturel » qui le distingue, on en concluait, selon un mot de Brunetière, que, plus on y trouverait de « vécu », plus on en ferait un éloge complet. Sainte-Beuve n'affirme pas seulement que le livre X Introduction est vrai « de cette vérité qui n'a rien d'inventé et qui est toute copiée sur la nature », ce qui, en un certain sens, pourrait se comprendre, il refuse d'y chercher une œuvre littéraire:« Si l'on pouvait, dit-il, suppo­ ser que l'auteur en a conçu un moment le projet, l'invention dans un but quelconque, on ne le sup­ porterait pas. » Or, il faut bien dire que toutes les tentatives faites pour découvrir la « véritable » Manon Lescaut ont échoué. En 1 879, dans une édition qu'il publia du roman, Lescure avait tenté, sans grand succès, d'« identifier» certains personnages secondaires. En 1 905, Léo Mouton montra, plus solidement, que le « prince de R. » dont il est question est Fran­ çois II Rakoczi, prince de Transylvanie, dont les « officiers » avaient fait de l'hôtel de Transylvanie, quai Malaquais, une maison de jeu. Un peu plus tard (1907), Philippe Heinrich fit œuvre utile en mettant. au jour des documents qui établissent que les dé­ portations au « Mississipi » ont bien eu lieu, en 1 720, dàns des conditions très proches de celles qui sont décrites par Prévost. On peut en retenir un argument très fort à l'appui de la thèse selon la­ quelle l'action du roman se déroule à cette époque. A paótir de là, toute une chronologie du roman peut être établie avec une certaine précision. En revanche, les tentatives faites pour reconnaître Introduction XI << Manon » ou « Des Grieux ·» sont -restées vaines. Ni l'un ni l'autre ne ressemblent aux médiocres per­ sonnages exhwnés en 1 7 1 7 par Marc de Villiers: ceux-ci allèrent volontairement en 1 7 15 en Louisiane - mais non à La Nouvelle-Orléans qui n'était pas encore fondée. Pour d'autres raisons, la thèse d'Édouard Gachot ne peut être retenue. Selon celle­ ci, à l'occasion d'un séjour chez le duc de La Force, à Autouillet, Prévost aurait rencontré à Pacy-sur-Eure, comme dans le roman,. un convoi de filles déportées comprenant Manon avec son Des Grieux. Malhéu­ reusement, les «documents)) sur lesquels s'appuie Gachot ont « disparu )> au moment où il écrit. En outre, la précisicm de date qu'il apporte pour la rencontre, 10 juin 1 728, n'esc pas convaincante, car les déportations au Mississippi avaient été suppri­ mées par un arrêt du Conseil du 9 mai 1 7 20. Selon un autre critique, M. Lemet-Holenia, traducteur allemand de Manon Lescaut ( 1957), l'histoire de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux serait celle d'une certaine Manon Aydou et d'un chevalier de Viantaix. Sur requête de sa famille, Manon Aydou fut en· effet longtemps enfermée à !'Hôpital Général, malgré les effons de Viantaix pour l'en tirer. Il est de fait que, dans un ton plus sordide, les rapports de ces deux personnages rap­ pellent quelque peu ceux des héros de Prévost. Ils XII Introduction sont du reste attestés par des documents authenti­ ques. Mais le point essentiel de l'argumentation de Lemet-Holenia, à savoir que Prévost aurait connu Manon Aydou en tant que confesseur des filles de !'Hôpital et qu'il serait devenu son amant, est de la pkn haute fantaisie. Ce n'est qu'en déformant les tennes de la lettre de Prévost au supérieur de Saint­ Gennain, lorsqu'il quitte le couvent en 1728, que l'éditeur autrichien donne quelque fugitive appa­ rence de plausibilité à sa thèse. Il est, du reste, for­ mellemenƒ établi que jamais les bénédictins de Saint-Germain-des-Prés n'ont eu à confesser les redu5es de la Salpêtrière, ce qui était du ressort de prêtres spécialement attachés à l'établissement. D'autres tentatives ont été faites pour rattacher les aventures de Des Grieux et de Manon à quelque amour authentique de l'abbé Prévost. Pendant un certain temps, on a cru trouver la solution dans les relations que Prévost eut, d'abord à La Haye, où il séjourna entre 1731 et janvier 1733, puis en Angleterre, et plus tard en France même, avec une certaine Lenk.i Ekkhard, qui, aux dires d'un contem­ porain, était « une véritable sangsue ». Après des vérifications attentives, il s'est avéré que, si Lenki a sans doute joué un rôle important dans la vie de Prévost, et si même on trouve son portrait dans Cleveland, son rôle ne commence qu'à une époque Introduction XIII où, suivant toute apparence, Manon Lescaul était déjà composée. Ainsi, elle n'apparaît que dans la quatrième partie de Cleveland, parue en juillet 1733, alors que Manon Lescaut avait paru dès avril. La Fanny de Cleveland n'a d'ailleurs rien de commun avec la Manon de Manmi Lescaut. Une dernière hypothèse, qui échappe aux diffi­ cultés chronologiques, mettrait Manon en rapport avec une jeune Anglaise, Mary Eyles, sœur d'un jeune homme d'une riche et puissante famille de _Londres, dont l'abbé Prévost fut le précepteur de l 7 28 à l 7 30. Il a été en effet démontré récemmen t que Prévost eut avec cette jeune fille une « affaire de cœur » qui alla,assa . .loia pour que des promesses de mariage fussent échangées et que le père, Sir John Eyles, ancien membre du Parlement et ancien lord-maire de Londres, se vît obligé d'obtenir de Prévost, à prix d'argent, qu'il quittât la partie et partît pour l'étranger. Mais les. circonstances de cette aventu’ sont trop différentes de celles du roman pour qu'on puisse raisonnablement penser que la réalité vécue en Angleterre par Prévost ait laissé quelque trace dans l' œuvre de fiction. Finalement, l'hypothèse la moins invraisemblable, si lon recherche les faits de la vie de l'abbé qui, sans doute largement n:ansposés, ont laissé quelque trace dans le roman, consiste à revenir au récit que XIV Introduction fait Prévost lui-même de la crise qui clôt la période de ses incertitudes de jeunesse et le conduit chez les bénédictins : cc Quelques années se passèrent. Vif et sensible au plaisir, j'avouerai, dans les termes de M. de Cambrai, que la sagesse demande bien des précautions qui m'échappérent. Je laisse à juger quels devaient être, depuis l'âge de vingt jusqu'à vingt-cinq ans, le cœur et les sentiments d'un homme qui a composè le Cleveland à trente-cinq ou trente-six. La malheureuse fin d'un engagement trop tendre me conduisit au tumbeau : c'est le nom que je donne à l'ordre respec­ table où-j'allai m'ensevelir, et où je demeurai quel­ que temps si bien caché, que mes parents et mes amis ignorèrent ce que j'étais devenu. » 1 l est extrêmement hasardeux de vouloir donner plus de précisions que n'en comporte ce morceau, publié en 1 7 34 dans Pour et Contre. 0 n peut cepen­ dant remarquer que les faits auxquels Prévost fait allusion se placent en 1 720, ce qui est précisèment l'époque à laquelle se déroule notre roman. * * * Si la recherche des sources autobiographiques reste décevante, celle des sources littéraires du roman de Prévost a fait un grand progrès depuis la décou- Introduction XV verte du « chef-cl' œuvre inconnu » de Robert Challe, Les Illustres Françaises, roman publié pour la première fois en 1 7 13 et réédité aux Belles-Lettres en 1959, que Prévost lut peut-être d'abord dans la traducàon anglaise de Penelope Aubin. Deux des histoires de ce recueil semblent l'avoir particulièrement marqué. « L'Histoire de M. Des Prez et de Mlle de Lépine» annonée directement par certains traits L'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon lescaut. Des Prez, fils d'un magistrat, est amoureux de Madeleine de Lépine, orpheline d'un pauvre émigré italien, et dont la mère a un procès dont l'issue dépend du père de Des Prez. Celui-ci interdit à son fils, non seulement . d'épouser Madeleine, mais même de la revoir. Il l'épouse alors secrètement. Les jeunes gens sont unis depuis un an quand le père est mis au courant par une imprudence. Dissimulant sa colère, il prépare soigneusement l'enlèvemenc de son fils, qu'il fait enfermer à Saint-Lazare. Au mêmì moment, il va reprocher à la mère de Madeleine la conduite de sa fille. Furieuse à la pensée qu'elle va perdre son procès, la mère s'emporte contre sa fille et la chasse brutalement. La malheureuse, qui est enceinte, tombe évanouie et se blesse. 0 n la trans­ porte à l'hôpital, parmi les filles de mauvaise uploads/Litterature/ deloffre-m-h-introduction-a-manon-lescaut.pdf

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