Journal of French and Francophone Philosophy | Revue de la philosophie français

Journal of French and Francophone Philosophy | Revue de la philosophie française et de langue française Vol XIX, No 1 (2011) | jffp.org | DOI 10.5195/jffp.2011.479 This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No Derivative Works 3.0 United States License. This journal is operated by the University Library System of the University of Pittsburgh as part of its D-Scribe Digital Publishing Program, and is co-sponsored by the University of Pittsburgh Press De Frantz Fanon à Edward Said L’impensé colonial Sonia Dayan-Herzbrun Journal of French and Francophone Philosophy - Revue de la philosophie française et de langue française, Vol XIX, No 1 (2011) pp 71-81 Vol XIX, No 1 (2011) ISSN 1936-6280 (print) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/jffp.2011.479 http://www.jffp.org Journal of French and Francophone Philosophy | Revue de la philosophie française et de langue française Vol XIX, No 1 (2011) | jffp.org | DOI 10.5195/jffp.2011.479 De Frantz Fanon à Edward Said L’impensé colonial Sonia Dayan-Herzbrun Université Paris Diderot-Paris 7 Un texte n’existe que dans la mesure où il est lu et ses différentes lectures contribuent à en montrer la richesse et l’intérêt. En France on a longtemps lu et on continue encore à lire Fanon, en particulier Les damnés de la terre, à la lumière de la préface que Sartre avait rédigée, à la demande de Fanon lui- même, après une rencontre et d’intenses discussions entre les deux hommes au printemps 1961 à Rome. Le premier chapitre des Damnés de la terre, intitulé “De la violence” avait été publié séparément dans Les Temps Modernes, la revue dirigée par Jean-Paul Sartre, comme s’il s’agissait là de l’essentiel de ce livre. Il y a eu depuis beaucoup d’autres lectures de l’œuvre de Fanon, et en particulier de ce livre difficile et complexe. Je voudrais m’attacher, dans les pages qui vont suivre, à la lecture faite par Edward Said des textes de Fanon tout au long de sa carrière, à partir du moment, où, à la suite de la guerre de 1967 entre Israël et les pays arabes, et l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, ainsi que l’annexion de la partie Est de Jérusalem, Said va mêler intimement élaboration théorique et agir politique. Il est d’autant plus intéressant, d’un point de vue français, de porter attention à cette lecture, que Fanon aussi bien que Said, sont largement marginalisés dans le champ intellectuel et universitaire. Ils sont l’un et l’autre le symptôme d’une tache aveugle dans la pensée française dominante, peu encline à analyser le phénomène colonial. Il ne s’agit pas seulement des lacunes de l’histoire coloniale, qui commence tout juste à se développer. Le regard porté par Frantz Fanon sur la colonisation française en Algérie est difficilement supportable dans un pays qui se veut la “patrie des droits de l’Homme” et des valeurs universelles, tout comme la mise en évidence du racisme dans la France des années 1950. Ce qui semble encore davantage difficile à admettre, c’est que la domination coloniale puisse concerner aussi les catégories intellectuelles, les productions de l’imaginaire, et la construction des subjectivités. Lors de la parution, en 1980, de la traduction française d’ Orientalism, la levée de boucliers contre l’ouvrage fut telle qu’il fallut attendre vingt-cinq ans pour une nouvelle édition du livre 7 2 | D e F r a n t z F a n o n à E d w a r d S a i d Journal of French and Francophone Philosophy | Revue de la philosophie française et de langue française Vol XIX, No 1 (2011) | jffp.org | DOI 10.5195/jffp.2011.479 qui était devenu introuvable. Entre-temps Edward Said était mort, et sa notoriété internationale telle qu’il était impossible de continuer à faire comme si cet ouvrage avait cessé d’exister. On peut naïvement s’étonner d’une telle réaction, en face d’un livre dans lequel il est largement question d’écrivains et de savants français, et qui surtout a été écrit en partie dans le sillage intellectuel de Michel Foucault1. Said avait cependant déjà pris, à cette époque, des distances avec la théorie foucaldienne, en s’appuyant sur d’autres théoriciens, au premier rang desquels Fanon. L’importance qu’il accordait à Fanon était antérieure. En effet, dans Beginnings, son premier ouvrage important de théorie littéraire, qui précédait Orientalism, Said avait déjà situé Fanon parmi ceux qui, avec Freud, Orwell, Lévi-Strauss et Foucault, avaient contribué à la production d’un “langage mental commun.”2 Discours et contre-discours : Fanon au-delà de Foucault A un premier niveau, on peut lire certaines pages de Fanon à la lumière de Michel Foucault. Citant longuement les pages des Damnés de la terre dans lesquelles la ville du colon est opposée à la ville du colonisé, Said y lit un “discours” de la colonisation qui inscrit une relation de pouvoir, où l’opposition entre les textes et la parole, et les textes et le monde ne fait pas sens. “Far from being a type of conversation between equals, the discursive situation is more usually like the unequal relation between colonizer and colonized, oppressor and oppressed […] Discourse often puts one interlocutor above another or, as Frantz Fanon brilliantly described the extreme to which it could be taken in The Wretched of the Earth, discourse reenacts the geography of the colonial city.”3 Cependant la trajectoire de Foucault a suivi une voie diamétralement opposée à celle de Fanon. En dépit de ses premiers centres d’intérêt (l’asile, la prison), Foucault a très vite été convaincu qu’il n’était guère possible de résister. “There is a kind of quietism that emerges at various points in Foucault’s career : the sense that everything is determined.”4 Ce quiétisme s’accompagne de ce que Said perçoit comme du cabotinage quand il le rencontre, pour la première fois .Dans un article publié en avril 2000 par le journal égyptien Al Ahram et traduit en septembre de la même année dans Le Monde diplomatique, Said a raconté avec humour sa rencontre avec Foucault et surtout avec Jean-Paul Sartre, en mars 1979. Il avait été invité à un séminaire sur la paix au Moyen- Orient, qui devait se tenir dans l’appartement de Michel Foucault. Sartre était alors sous l’influence de Pierre Victor (Benny Levy), et ainsi incapable d’une analyse critique de la politique israélienne. Il en était de même de Michel Foucault, qui racontait avec excitation son voyage en Iran, où il avait été l’envoyé spécial du Corriere della Serra. Quant à Simone de Beauvoir, elle était également présente “avec son fameux turban, donnant à qui voulait l’entendre une conférence sur le séjour qu’elle allait faire à Téhéran avec Kate Millet, où elles prévoyaient de manifester contre le tchador. L’ensemble S o n i a D a y a n - H e r z b r u n | 7 3 Journal of French and Francophone Philosophy | Revue de la philosophie française et de langue française Vol XIX, No 1 (2011) | jffp.org | DOI 10.5195/jffp.2011.479 me frappa,” ajoute Edward Said, “par sa condescendante stupidité, et malgré mon désir de savoir ce qu’elle avait à dire, je vis qu’elle était particulièrement imbue d’elle-même et particulièrement inaccessible à toute discussion à ce moment-là.” Pour Said qui n’a cessé d’établir des parallèles entre la colonisation française de l’Algérie et la colonisation israélienne de la Palestine, venant de Foucault et surtout de Sartre, cette incapacité à universaliser la critique de la colonisation est consternant. Au-delà de cet eurocentrisme, Foucault ne conçoit pas la possibilité pour les groupes opprimés de se libérer. Il en va, bien sûr tout différemment de Fanon dont l’œuvre entière “is based upon the notion of genuine historical change by which oppressed classes are capable of liberating themselves from their oppressors.”5 Fanon est à la fois capable de faire le diagnostic de la nature de l’oppression, et de s’occuper des moyens d’y mettre fin. Ce qui distingue aussi Fanon de Foucault, c’est sa solidarité avec une classe émergente, avec un mouvement émergent, non seulement dans son activité de militant du Front de Libération Nationale algérien, mais aussi et surtout en tant que théoricien. En ce sens la démarche de Fanon n’a rien de commun avec le “tourisme” politique, aussi intense qu’il ait pu l’être, d’un George Orwell se rendant en 1937, auprès des prolétaires anglais de Wigan Pier, puis en tirant un livre avant de reprendre son travail à la BBC, ou d’un Régis Debray en Bolivie. C’est à ce niveau que se situe la profonde affiliation de Said par rapport à Fanon, alors qu’il n’a trouvé chez Foucault que des outils conceptuels et méthodologiques qu’il s’est approprié quand cela lui a semblé utile. La situation à partir de laquelle Said et Foucault écrivent est très différente, comme Said le précise dès l’Introduction d’Orientalism. Foucault qui tient pour peu de chose les subjectivités des textes et des auteurs écrit, finalement, depuis une position d’autorité et d’extériorité affirmée qui est finalement celle de l’Occident colonisateur. Said, au contraire, est soucieux de mettre sa subjectivité, c’est- à-dire sa situation comme produit d’un processus historique, au point de départ de son élaboration critique. Et cette situation est celle d’avoir été un enfant uploads/Litterature/ de-frantz-fanon-a-edward-said-pdf.pdf

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