Littératures modernes de l’Europe néolatine M. Carlo OSSOLA, professeur «A lume

Littératures modernes de l’Europe néolatine M. Carlo OSSOLA, professeur «A lume spento » : Dante au XX e siècle (de Pound à Borges) 1. «Au-delà de nos veilles » Permettez-moi de vous dire 1, en ce début d’année, que la communauté d’écoute que vous formez ici, librement et mystérieusement, par la réunion de gestes et de choix individuels qui ne s’expriment pas et dont le parcours reste dans la solitude partagée d’un effort solidaire qui ne sera jamais un “produit ” visible ; permettez-moi de nous dire que cette communauté dont l’échange se fait dans un exercice de silence, qui n’aura jamais de retour, c’est elle qui assure la réalité de ce lieu essentiel du gratuit dont le nom est poésie. Jorge Luis Borges [1899-1986], dans l’un de ses Essais (Le Livre, 1979), nous rappelle en se référant à Homère et à Platon, que « la parole poétique a quelque chose d’ailé, de léger ; d’ailé et de sacré » 2, qui tient plutôt de la musique, donc de l’attente et de l’écoute, que du discours, de l’intervention, du « dit ». Le dernier de ses poèmes, « en marge des Conjurés », la veille de sa mort, est le meilleur commentaire de ce silence ailé qui nous réunit, et exprime le vœ u que je me permets de prononcer sur ce cours, si plein de responsabilité et d’histoire, que préside Dante : Tant que cette musique durera nous serons dignes de l’amour d’Hélène de Troie. Tant que cette musique durera nous serons dignes d’avoir trouvé la mort à Arbèles. Tant que cette musique durera nous croirons au libre arbitre, 1. Ce cours a été diffusé sur France Culture dans l’émission Éloge du Savoir (avril-mai 2002). Ce résumé maintient la forme de l’exposition orale. 2. J. L. Borges, Le Livre, essai tiré de En marge de «Sept nuits », in Œ uvres complètes, édition établie par J. P. Bernès, Paris, Gallimard, 1999, tome II, p. 736. CARLO OSSOLA 570 cette illusion de chaque instant. Tant que cette musique durera nous saurons que le vaisseau d’Ulysse retournera à Ithaque. Tant que cette musique durera nous serons la parole et l’épée. Tant que cette musique durera nous serons dignes de l’acajou et du cristal, de la neige et du marbre. Tant que cette musique durera nous serons dignes des choses communes qui ne le sont guère aujourd’hui. Tant que cette musique durera nous serons la flèche dans l’air. Tant que cette musique durera nous croirons en la miséricorde du loup et en la justice des justes. Tant que cette musique durera nous mériterons ta grande voix, Walt Whitman. Tant que cette musique durera nous mériterons d’avoir vu, du haut d’un sommet, la terre promise. 3 La bibliographie qui a été fournie 4 n’est qu’un échantillon des lectures que nous ferons ; mais rien ne peut se substituer à la lecture de Dante, de la Divine Comédie. La Divine Comédie est un texte essentiel pour la connaissance et pour le bonheur ; Borges, dans l’essai qui ouvre ses Siete noches nous le rappelle encore : « La Divine Comédie est un livre que nous devons tous lire. Ne pas le 3. J. L. Borges, Musique grecque, in Œuvres complètes, cit., tome II, p. 958. 4. Bibliographie sommaire : — Thomas Carlyle, Les Héros [1840], traduction française, Paris, Maisonneuve et Larose, 1998. — Francesco De Sanctis, Storia della letteratura italiana [1870-71], Torino, Einaudi-Gallimard, 1996. — Giovanni Pascoli, Minerva oscura, 1898 ; Sotto il velame, 1900 ; La mirabile visione, 1901 ; In or San Michele, 1902-1910 ; Torino, Aragno, 1999, 4 volumes. — Remy de Gourmont, Dante, Béatrice et la poésie amoureuse, [1908], Paris, l’Herne, 1999. — Ezra Pound, Esprit des littératures romanes [1910], traduction française, Paris 10/18, 1966. — T.S. Eliot, Dante, 1920-1929, traduction française, Castelnau-le-Lez, Climats, 1991. — T.S. Eliot, Essais choisis, traduction française : Paris, Seuil, 1999. — B. Croce, La poesia di Dante, Bari, Laterza, 1920. — O.E. Mandels ˇtam, Entretien sur Dante, [1930-1933], Lausanne, L’A ˆ ge d’Homme, 1977. — J. Luis Borges, Sept nuits [1980], Neuf essais sur Dante [1982], in Œuvres complètes, Paris, Galli- mard : Bibliothèque de la Pléiade, 1999, tome II. — E. Sanguineti, Commedia dell’ « Inferno » : un travestimento dantesco, Genova, Costa e Nolan, 1989. — M. Luzi, Il purgatorio : la notte lava la mente : drammaturgia di un’ascensione, Genova, Costa e Nolan, 1990. — G. Giudici, Il paradiso : perché mi vinse il lume d’esta stella : satira drammatica, Genova, Costa e Nolan, 1991. — Edmond Jabès, L’enfer de Dante, Montpellier, Fata Morgana, 1991. LITTÉRATURES MODERNES DE L’EUROPE NÉOLATINE 571 faire c’est se priver du meilleur don que la littérature puisse nous offrir. » 5 Et il ajoute : Pour terminer, je voudrais simplement insister sur le fait qu’on n’a pas le droit de se priver du bonheur de lire La Divine Comédie, de la lire de façon naïve. Ensuite viendront les commentaires, le désir de savoir ce que signifie chaque allusion mythologique, de voir comment Dante a pris un vers célèbre de Virgile et l’a peut-être amélioré en le traduisant. On doit d’abord lire le livre avec une foi d’enfant et s’abandonner à lui ; après il nous accompagnera jusqu’à la fin. Depuis tant d’années que ce livre m’accompagne, je sais que, si je l’ouvre demain, j’y trouverai encore des choses qui m’avaient échappé. Je sais que ce livre ira bien au-delà de ma veille, bien au-delà de nos veilles. 6 Votre responsabilité de lecture est aussi grave que la mienne : je ne pourrais pas tenir ce cours si André Pézard n’avait inauguré, il y a juste cinquante ans, dans ce Collège, l’enseignement de « Littérature et civilisation italiennes » en esquissant, dans son admirable leçon inaugurale, un portrait historique de la réception de l’œuvre de Dante en France, et au Collège de France. Nous ne pourrions pas lire Dante en français s’il n’avait accompli, en 1965, anniversaire de la naissance de Dante, cet immense monument qu’est son édition dans la Pléiade des Œuvres complètes de Dante. Ce cours, quamvis indignus, lui est dédié. 2. « Poeta absolutissimus » Comment lire Dante, aujourd’hui ? Est-il légitime d’axer notre lecture sur une période d’un siècle, et d’un siècle qui se déroule six cents ans après la mort de l’auteur ? Nous en avons un double droit. Pour le privilège que nous nous concédons de choisir ce qui est essentiel, ce qui demeure en deçà du relatif (de la relation avec le temps, les temps), et qui constitue le fondement de notre conception même de l’art : J’ai choisi La Divine Comédie pour cette première conférence parce que je suis un homme de lettres et que je tiens cette œuvre pour le sommet de la littérature, de toutes les littératures. 7 Et pour un autre privilège, qui relève de la puissance créatrice de Dante. Son poème est, en effet, en même temps absolu et choral : il fonde et il accomplit. Il fonde une langue, une littérature, la représentation de l’éternel. Lisons le superbe passage de Vico, tiré de son De Constantia Iurisprudentis : Et, quia paupere lingua natus, [Homerus] ex omnibus Graeciae civitatibus poeticas locu- tiones collegit atque composuit : unde factum ut omnibus Graeciae dialectis loquatur, 5. J. L. Borges, La Divine Comédie, in Sept nuits ; voir Œuvres complètes, cit., tome II, p. 650. 6. Ibid., p. 654. 7. Ibid., tome II, p. 650. CARLO OSSOLA 572 eodem prorsus fato quo Dantes Aligerius, in summa italorum barbarie, sine ullo exemplo proposito, ex sese primum natus, ex sese quoque poeta factus absolutissimus. 8 La Divine Comédie se présente donc, de Vico à Carlyle et à Borges, comme « la divine idée du monde », le poème des générations humaines, de toutes les langues, de toutes les gloses et de tous les espoirs : Nos conceptions modernes relâchées font une grande différence entre le poète et le prophète. Pourtant, dans nombre de langues anciennes, les deux termes sont synonymes : le latin vates signifie tout à la fois poète et prophète. Au demeurant, les notions de poète et de prophète, à condition d’être bien comprises, ont de tout temps été très voisines. A ` la vérité, on peut dire que fondamentalement les deux mots continuent à signifier la même chose, tout particulièrement parce que le poète et le prophète ont l’un et l’autre percé à jour le mystère sacré de l’Univers : ce que Goethe appelle « le secret grand ouvert ». « Quel est le suprême secret ? », demande quelqu’un. « Le secret grand ouvert » — ouvert à tous, mais que nul, ou presque, ne pénètre ! C’est le divin mystère, présent partout, dans tous les êtres, « la divine idée du monde » qui se trouve « au tréfonds de l’apparence ». 9 Un grand livre comme La Divine Comédie n’est pas le caprice isolé et fortuit d’un individu mais l’effort conjugué d’un grand nombre d’hommes et de générations. Recher- cher ses précurseurs, ce n’est uploads/Litterature/ dante-ossola-cours0102.pdf

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