300 20 – CYBER-PROMÉTHÉe Quand Prométhée rejoint Éros et Thanatos. De la narrat
300 20 – CYBER-PROMÉTHÉe Quand Prométhée rejoint Éros et Thanatos. De la narration dramatique de la société bourgeoise au simulacre numérique de la classe moyenne Le monde occidental du XIXe et du XXe siècles ont été pensés selon la métaphore du drame bourgeois; celui du XXIe siècle s’annonce sous le signe des nombres. Le classicisme a mis en vedette le rôle créateur de personnages historiques : prélats, rois et chefs d’armée. La révolution bourgeoise du XIXe siècle leur a substitué des concepts opératoires, explicatifs et actifs : l’Histoire, la Lutte des Classes, l’Évolution, le Progrès, le Travail, la Révolution, la Raison, etc., avec des majuscules pour souligner leur force mythique, selon le modèle individualiste de l’épopée ou du drame bourgeois. La révolution des technologies électroniques nous invite en ce début de XXIe siècle à interpréter le monde selon un nouveau modèle, celui des courbes, des fréquences, des équations et des algorithmes, éléments d’un simulacre numérique omniprésent, représentatif d’une société de classe moyenne qui se pense sous le signe anonyme des nombres et des statistiques. Le nouveau mythe de la classe moyenne : mondialisation et fusion dans le grand Tout La masse sociale se pense comme un grand tout, comme un ensemble uniformisateur, qui est plus que la somme des individus, qui porte le sens et la puissance de tous pour le bénéfice de chacun. Cette idéologie dominante de classe sociale moyenne, héritée de la sociologie et de la théorie de la Gestalt, se déchiffre facilement dans les nouvelles idées politiques et économiques de la mondialisation, dans la convergence des technologies numériques, dans la génétique et le clonage, dans les analyses globalisantes de l’environnement, comme aussi dans le mythe de la communication fusionnelle de l’Internet. Les adeptes de l’intelligence collective ou partagée sur les grands réseaux Internet y adhèrent aussi. Et les nonos qui reprennent le concept de noosphère de Teilhard de Chardin pour parler d’un aboutissement de la création dans le monde virtuel de l’intelligence partagée, voire fusionnelle adhèrent à ce mythe du grand Tout. L’individualisme qui s’y perd y puise une euphorie. Nous sommes en plein mythe, au premier degré. 301 La tradition numérique On pourrait d’abord se limiter à dire que narration et nombres sont les deux expressions traditionnelles des mythes. Les nombres nous viennent, bien avant Pythagore, semble-t-il, de la tradition indo-européenne. Mais il ne serait pas imprudent de dire que la force mythique des nombres se retrouve rituellement dans quasi toutes les sociétés premières, dont nous puissions avoir eu connaissance. Et les nombres sont souvent des attributs symboliques et rituels de forces mythiques, dont les récits nous expliquent l’origine et le sens du monde. La tendance si répandue à traduire par des nombres les divers aspects ou vertus d’une figure mythique peut être liée au rythme même de la nature, à l’alternance des jours et des nuits, au retour des saisons, aux âges de la vie ou aux cinq points cardinaux. Mais pourquoi fallut-il 7 jours à Dieu pour créer le monde? Pourquoi le chiffre trois revient-il si souvent dans les mythes, et jusque dans la dialectique hégélienne. Sans doute faut-il y voir le nombre même de la structure familiale. Le père et la mère engendrent l’enfant. Et le cycle de la lune a pu suggérer le nombre sept. La mythologie chinoise, la gamme musicale, évoquent ce chiffre aussi. Les quatre éléments constituent une figure de base des aspects principaux de la nature, elle-même divinisée. Les nombres ont donc pu revêtir des vertus symboliques opératoires, condensant dans un langage simple les forces de la figure mythique. On pourrait considérer que les nombres sont les figures symboliques du récit, et demeurent parfois actifs, même lorsque la tradition orale du récit original qui les portait s’est perdu. Les arts aussi se partagent entre le récit et les nombres L’éventail des productions culturelles semble aussi pouvoir se partager entre la tradition du récit et celle des nombres. La musique, l’architecture, la peinture et l’ensemble des arts visuels, la danse sont surtout des expressions des nombres, tandis que la littérature, l’opéra, le théâtre, le cinéma relèvent plutôt de la tradition narrative; encore que le récit et les nombres se mêlent dans beaucoup d’oeuvres. Les arts numériques eux-mêmes, dominés par les nombres, sont loin d’exclure le récit. Mon corps n’est pourtant pas une PME ! Mais le simulacre numérique que nous fabriquons actuellement sous l’empire de l’informatique, prend une force extrême. Bien entendu, l’économie est par excellence le domaine des nombres. Mais la démocratie elle-même devient numérique et dépend des résultats chiffrés des élections et des sondages d’opinion. Mon corps est nombre. Le médecin qui m’envoie à l’hôpital avec 302 deux ou trois pages de cases à remplir avec des nombres, au fil de mes analyses de sang ou d’urine, du décompte de mes globules blancs, des principaux métaux ou minéraux nécessaires à ma santé, de ma pression sanguine, de la vitesse de coagulation de mon sang, de mon âge, de ma température, des fréquences de mon encéphalogramme, etc. fera la balance en bas de page de tous ces nombres, pour diagnostiquer mon état de santé, comme si j’étais une compagnie, dont on établit la comptabilité vérifiée pour qualifier l’état de santé financière. Tout écart à la norme statistique sera significatif. Pourtant je cultive la différence! Pourtant, mon corps n’est pas une PME! Mais c’est encore par des nombres qu’on soignera mon corps ou ma compagnie, ou l’économie d’un pays, ou son équilibre social : plus de calcium, moins de cholestérol, plus d’investissement, moins d’employés, une monnaie plus forte ou un taux inférieur de chômage. Mon ADN se lit désormais lui aussi comme un code barre, et les variations de mon électrocardiogramme comme le diagramme en zig zag des valeurs de mes actions en bourse. Les images de mon corps sont générées par ordinateur à l’hôpital sur des écrans cathodiques, comme les images en fausses couleurs de l’univers lointain ou des variations du plancton dans les océeans, suivies par satellite. Le monde est devenu un chiffrier électronique Pourquoi interprétons-nous aujourd’hui quasiment tous les phénomènes qu’il nous est donné de connaître, que ce soit la biologie, les génomes, la physique ou la chimie, l’économie, la vie sociale et politique, la nature et l’univers infiniment grand ou infiniment petit, voire notre vie psychologique et intime en nombres, encore en nombres, toujours en nombres, seulement en nombres? Connaissons- nous encore quelque chose de notre monde, qui ne soit pas traduit sur des écrans d’ordinateurs, en langage informatique, en nombres, en quantités et en séquences numériques? La prise de pouvoir des nombres sur notre univers, de façon quasi totalitaire, comme un mode de pensée unique, aussi exclusif et dominant que l’interprétation religieuse a pu l’être en Occident au Moyen-âge, pour décider de tout, comprendre tout, interpréter tout et pour agir sur tout, ou comme a pu l’être l’idéologie marxiste aux grandes heures du communisme en URSS ou en Chine, ne manque pas d’être troublante. Cet excès de la pensée doit être pris pour ce qu’il est : un moment historique du dualisme de la pensée, qui valorise le simulacre numérique au détriment du réalisme, une illusion qu’il faut démystifier, car c’est aussi un instrument de pouvoir très efficace pour la nouvelle religion du XXIe siècle : la trilogie de l’économie, de la science et de la technologie. Cette trilogie n’est pas nécessairement mauvaise en soi; elle est peut-être bien la moins pire des trilogies possibles du pouvoir; elle vaut bien celle du Dieu en trois personnes : le Père, le Fils et le saint-Esprit. Mais il faut la prendre pour ce 303 qu’elle est et en surveiller les excès. Et le retour du réel n’est pas à exclure, loin de là. Mais où est donc passé le récit mythique du monde contemporain ? Il ne suffit plus de considérer les nombres comme des attributs symbolique du récit mythique originel, alors que la métaphore du simulacre numérique occupe désormais tout l’espace mental et évacue même toute référence à un récit explicatif du monde. Le monde astrophysique – quoiqu’en dise Ilya Prigogine en invoquant la flèche du temps – semble n’avoir plus ni commencement ni fin, et les chiffres semblent parler par eux-mêmes. Ils s’affichent en courbes équilibrées, ascendantes ou descendantes et les statistiques établissent la norme. L’absence d’écart ou la croissance d’une courbe prennent force de vertu et d’explication. La métaphore de l’ascension d’une courbe de croissance en Bourse, par exemple, ou de la popularité d’un parti politique, qualifient une économie ou la conduite des affaires publiques. Mais qu’expliquent-ils de l’origine ou de la destinée du monde? Quel sens proposent-ils à la condition humaine? Le mythe de la techno-science C’est la techno-science désormais qui semble avoir mandat de nous expliquer le monde. Or la science se construit et s’exprime en nombres. Et son langage, démultiplié par la puissance de calcul des technologies informatiques, semble de plus en plus capable de rendre compte de tout. Mais quel sens la science donne-t-elle au monde? Quelles valeurs dominantes induit-elle? Elle semble prendre aujourd’hui la place de la religion comme uploads/Litterature/ cyber-promethe-herve-fischer.pdf
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- Publié le Mar 18, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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