ESSAY-REVIEW Corps et continuité. Remarques sur la “nouvelle” physique d’Averro
ESSAY-REVIEW Corps et continuité. Remarques sur la “nouvelle” physique d’Averroès CRISTINA CERAMI Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS – Université Paris-Diderot, UMR 7219 5 rue Thomas Mann, Bâtiment Condorcet, Case 7093, 75205 Paris Cedex 13 Email: cristinacerami@hotmail.com Ruth Glasner, Averroes’ Physics. A Turning Point in Medieval Natural Philosophy (Oxford: Oxford University Press, 2009), X–229 p., ISBN 978–0199567737. Dans l’horizon de l’étude de la philosophie naturelle d’Averroès, le nou- veau travail de Ruth Glasner (RG) intitulé Averroes’ Physics: a Turning Point in Medieval Natural Philosophy occupera assurément une place de premier plan. Dans cet ouvrage, RG propose une étude analytique des trois commentaires d’Averroès à la Physique d’Aristote – l’Abrégé, le Commentaire Moyen et le Grand Commentaire. La force incontes- table de son travail réside tout d’abord dans son approche double du texte d’Averroès, à la fois philologique et théorique. Tout au long de son analyse, ces deux aspects restent intimement liés et la mobilisation des instruments philologiques n’est jamais une fin en soi. Cette analyse a en effet pour but ultime de reconstruire le système du monde tel qu’Averroès le concevait. L’enjeu fondamental de cette étude est alors de supplanter la vision d’un Averroès interprète servile de la phy- sique aristotélicienne et de présenter sa conception de la nature comme un système cohérent, organique et original. Dans le prolongement des travaux de G ˘ . al-ʿAlawī1 et J. Puig,2 RG propose une étude systématique des trois types de commentaire qui lui permet de confirmer l’hypothèse selon laquelle Averroès serait 1 G ˘ . al-ʿAlawī a été en effet le premier exégète à tenter une reconstruction de la pensée d’Averroès visant à la comprendre dans son évolution (Cf. G ˘ . al-ʿAlawī, al-Matn al-rušdī (Casablanca, 1986). 2 J. Puig, “Les stades de la philosophie naturelle d’Averroès”, Arabic Sciences and Philosophy, 7 (1997): 115–37. Arabic Sciences and Philosophy, vol. 21 (2011) pp. 299–318 doi:10.1017/S0957423911000051 © 2011 Cambridge University Press revenu, plusieurs fois au cours de sa vie, sur ses traités physiques dans le but de les modifier et parfois de les réécrire. Les trois cas para- digmatiques qu’elle choisit pour démontrer cette thèse (Phys. VIII 1; VI 4; VII 1) confirment deux aspects de la biographie intellectuelle d’Averroès: 1) le fait que la réélaboration des nouvelles thèses se pro- duisait toujours dans des contextes polémiques; 2) le fait que ces révisions présupposaient un cadre théorique unique que RG appelle “atomisme aristotélicien”. C’est le cœur de la reconstruction qu’elle propose de la philosophie naturelle d’Averroès: tout l’effort de ce der- nier serait orienté vers la mise en place d’une nouvelle physique qui, en s’opposant à la pure continuité géométrique et à la discontinuité des atomistes, se fonderait sur la notion de contiguïté physique. C’est en recourant à cette notion qu’Averroès élaborait, d’après RG, trois de ses thèses philosophiques fondamentales: sa démonstration de l’éternité du mouvement, sa doctrine de la forma fluens et sa théorie des minima naturalia. La démonstration de la thèse de RG passe tout d’abord par une analyse philologique des rapports historiques entre les trois com- mentaires, à laquelle elle consacre la première partie de son ouvrage, puis par une analyse des enjeux philosophiques des thèses qui y sont transmises, analyse sur laquelle porte la seconde partie du livre. PART A: THE COMPLEXITY OF AVERROES’ WRITING Le but ultime de la première partie, intitulée “la complexité de l’écriture d’Averroès”, est essentiellement de démontrer que les trois commentaires à la Physique, écrits à des périodes différentes de la vie du Cordouan, ont tous été retravaillés. RG va porter à l’appui de cette thèse plusieurs preuves matérielles qui permettent de tirer une conclusion ultérieure concernant les trois cas paradigmatiques qu’elle choisit: les dernières révisions des trois commentaires ont été réalisées dans une même période et dans un même cadre théorique. RG commence par présenter chaque type de commentaire et la tra- dition manuscrite correspondante. Elle montre ainsi que, pour chaque commentaire, les manuscrits témoignent de strates de composition différentes et transmettent soit des exégèses différentes pour un même passage soit des ajouts et des modifications significatives. Elle confirme également que l’ordre de composition des trois traités est celui communément admis, à savoir l’ordre, pour ainsi dire, naturel: l’Abrégé, le Commentaire Moyen et enfin le Grand Commentaire. Elle est toutefois la première à montrer, par une com- paraison des traductions latine et hébraïque, qu’Averroès a réécrit 300 CRISTINA CERAMI nombre de passages dans les trois commentaires tandis qu’il révisait ou terminait la rédaction du Grand Commentaire. Parmi les preuves que RG fournit à l’appui de sa thèse, on peut tout d’abord distinguer celles tirées de considérations purement textuelles de celles liées à des réflexions concernant le style exégétique d’Averroès. Parmi les preuves textuelles, il faut tenir compte à la fois des preuves directes (c’est-à-dire des passages dans lesquels on trouve deux exégèses différentes dont l’une est explicitement présentée comme postérieure) et des preuves indirectes, qui ne nous fournissent pas en elles-mêmes d’éléments de datation, mais qui témoignent d’un travail de révision (c’est le cas de tous les ajouts mar- ginaux, des modifications et des passages confus, qui se signalent dans les manuscrits par de nombreuses variantes et de problèmes tex- tuels). RG énumère dans le chap. IV de cette première partie toutes les preuves textuelles qui confirment pour chaque type de commen- taire l’existence de plusieurs révisions, qu’il s’agisse de simples modi- fications ou de la réécriture de passages entiers. En général, et notamment pour ce qui concerne le Grand Commentaire, RG part du présupposé que lorsqu’on trouve deux exégèses différentes d’un même passage, la plus élaborée, qu’elle soit transmise par la traduc- tion hébraïque ou par la latine, est postérieure à l’autre. Quant au second type de preuves, celles liées aux changements dans l’exégèse d’Averroès, elles constituent elles aussi un critère per- mettant de reconstruire le chemin qui a conduit le commentateur à la révision de ses traités. La première de ces preuves est liée à la con- naissance qu’Averroès avait de ses prédécesseurs, philosophes et com- mentateurs, et à l’attitude qu’il manifeste envers eux dans les trois commentaires. Comme l’ont suggéré d’autres exégètes avant elle, RG confirme que dans le cas des commentaires à la Physique, on peut constater de la part d’Averroès un intérêt croissant pour le texte d’Aristote en lui-même et une attitude de plus en plus critique envers ses prédécesseurs. RG déduit du nombre de citations et des déclarations explicites faites par Averroès qu’à l’époque de la rédaction de l’Abrégé, Averroès ne connaissait directement des com- mentaires antérieurs que la paraphrase d’Ibn Bāg ˇg ˇa et celle de Themistius. Dans le Commentaire Moyen, en revanche, il entre en possession du commentaire de Philopon, qui suscite en général son approbation. Dans le Grand Commentaire, enfin, il fait montre d’une connaissance approfondie du commentaire d’Alexandre et du traité d’al-Fārābī Sur les êtres changeants, alors que son attitude se fait plus critique à l’égard de tous ses prédécesseurs (à l’exclusion d’Alexandre) et notamment d’Ibn Bāg ˇg ˇa, d’al-Fārābī et de Philopon. En ce qui concerne Alexandre, RG s’efforce de montrer qu’Averroès ne possédait pas son commentaire au moment où il commençait d’écrire son Grand Commentaire. Une fois prouvé cet ordre dans CORPS ET CONTINUITÉ 301 l’appropriation de la tradition exégétique et philosophique antérieure, RG conclut que tous les passages qui contredisent ce tableau doivent être considérés comme le produit de révisions postérieures. Un deuxième élément qui marque une différence dans le style exégétique d’Averroès et constitue, d’après RG, une preuve à l’appui de sa thèse, c’est l’attitude de plus en plus “logicisante” de son exégèse. Par rapport à l’Abrégé, dans le Commentaire Moyen et encore plus dans le Grand Commentaire, Averroès s’efforce de mettre en forme syllogistique les arguments d’Aristote et d’en apprécier la valeur plus ou moins démonstrative. Cette caractéristique serait le produit de l’intérêt progressif qu’Averroès manifeste pour les com- mentaires grecs, qui affichent un souci comparable. RG en déduit que les passages du Grand Commentaire qui se trouvent dans des par- ties vraisemblablement remaniées et qui manifestent davantage une telle attitude sont à considérer comme des ajouts postérieurs, qu’ils se trouvent dans la traduction hébraïque ou dans la traduction latine. Un dernier trait de l’exégèse qu’Averroès aurait hérité des commen- tateurs grecs et qui serait propre à la phase avancée de son travail exégétique est l’insertion d’introductions et de prologues dans ses commentaires, et notamment dans le Grand Commentaire à la Physique. Il faut supposer, d’après RG, que le prologue du Grand Commentaire n’a pas été composé dès le début, mais qu’il a été inséré dans un deuxième temps. Elle apporte à l’appui de sa thèse trois arguments: 1) l’introduction (proemium) “n’apparaît que dans la traduction hébraïque et ne se trouve pas dans la traduction latine du XIIIe siècle”3; 2) dans la traduction latine du commentaire au pre- mier chapitre de Phys. I, Averroès fait mention de trois des huit points introductifs traités dans le prologue sans remarquer la superposition, alors que dans un passage préservé par la seule traduction hébraïque, Averroès précise que uploads/Litterature/ corps-et-continuite-remarques-sur-la-quot-nouvelle-quot-physique-d-x27-averroes.pdf
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- Publié le Apv 17, 2022
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