Littérature Aventure ambiguë Maurice Courtois Citer ce document / Cite this doc

Littérature Aventure ambiguë Maurice Courtois Citer ce document / Cite this document : Courtois Maurice. Aventure ambiguë. In: Littérature, n°34, 1979. pp. 121-125; doi : https://doi.org/10.3406/litt.1979.2113 https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1979_num_34_2_2113 Fichier pdf généré le 01/05/2018 AVENTURE AMBIGUË « Ne nous arrive-t-il pas, balayant tous les acquis antérieurs et spécifiques des étudiants, de les analphabétiser? » Cette constatation des enseignants qui ont suivi l'expérience de l'U.V. blanche n'a pas été étrangère à l'organisation, en octobre 1977, d'une U.V. sur l'Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane : à cette U.V. se retrouva d'ailleurs un « noyau » de participants à l'U.V. blanche. Au semestre suivant, après discussion, il fut décidé d'élargir le débat à la problématique générale qui sous-tendait aussi bien notre travail que le texte étudié. Il fut donc question de la différence culturelle et raciale à partir du premier livre de l'Essai sur l'inégalité des races humaines de Gobineau, de Race et Histoire de Lévi-Strauss, et de Peau noire Masques blancs de F. Fanon. Comment rendre compte de cette expérience, et en quoi apporte-t-elle une contribution à un débat sur l'enseignement de la littérature à Vincennes? L'origine des participants était très diverse : une majorité d'africains (de nombreux maghrébins, mais aussi des chypriotes, une yougoslave, etc. Les français (dont l'enseignant) étaient peu nombreux. Les débats portèrent sur des problèmes souvent proches de ceux de l'U.V. blanche : mais au lieu de partir d'une indifférenciation, les étudiants les posèrent à partir de l'étude du texte. D'une manière sans doute différente : après explicitation d'un certain nombre de conditions de mise en signification (problèmes politiques, types de formation discursive où il s'insère, stratégies et choix idéologiques, caractéristiques et spécificité culturelles), l'U.V. revenait (sans l'avoir vraiment quitté?) au roman de Cheikh Hamidou Kane, ou aux textes théoriques dans la deuxième U.V. L'existence d'un texte recteur supprimait la nécessité d'exposés informatifs sur une situation donnée, et permettait des interventions plus éclatées, où les personnalités diverses avaient davantage l'occasion d'être impliquées. En outre, dans la mesure où le texte de Cheikh Hamidou Kane met en scène un jeune homme déchiré entre sa for- 121 mation islamique et des études de philosophie moderne, faites à Paris dans des conditions d'intégration difficiles, il provoqua sans doute des phénomènes d'identification : y compris parmi des étudiants non africains qui pouvaient y retrouver la coupure entre le monde de l'enfance — avec la microculture propre à leur milieu — et l'accès hasardeux au savoir universitaire. C'est ainsi que, paradoxalement, l'évolution de l'U.V. fut ressentie par les étudiants comme une intervention contre le déroulement classique de 1' « enseignement », et une étude méthodique de l'objet textuel, alors qu'elle était dans une certaine mesure un effet de ce texte, d'ailleurs, faut-il le dire, conforme au désir de l'enseignant soucieux de voir une partie habituellement muette de l'auditoire devenir sujet et acteur dans le groupe. C'est en effet l'ampleur inattendue de la participation étudiante qui fut la caractéristique la plus étonnante de cette expérience. Pratiquement tous les participants sont intervenus, en dépit des difficultés oratoires diverses, et en tout cas chaque groupe ethnique fut entendu. Non sans conflits : on vit s'opposer un moment Africains noirs et Maghrébins à propos de l'esclavage et de la propagation de l'Islam; la situation de la femme noire fut le texte de très vifs débats : à plusieurs occasions des divergences, mal contenues, apparurent entre Antillais et Africains à propos du « masque blanc »; certains « blancs » supportèrent mal de se voir accuser d'être racistes depuis l'âge foetal, etc. Il n'était pas toujours facile de repérer les raisons véritables de telles résurgences d'une agressivité latente — en particulier lorsque de près ou de loin étaient abordés des problèmes touchant à la différenciation sexuelle. Curieusement, le thème pourtant attendu de la dénonciation des méfaits du (néocolonialisme fut peu abordé, et sans passion : parce qu'un consensus de fait régnait sur ce point, ou parce que le vrai problème était ailleurs? Ces conflits, outre leur contenu propre, posent finalement les problèmes qui furent au centre de cet « enseignement » : quelle est la position (réciproque) d'étudiants français et non français (soit environ 45 % des étudiants vincen- nois) face à leur différence? que signifie, et que provoque le fait d'en parler? comment sont vécues l'agression, la culpabilisation, et inversement le sentiment d'exclusion d'un domaine — la littérature française — fonctionnant à partir de la culture et des idéologies occidentales? Peut-il y avoir une exclusion inverse : peut-on se situer ailleurs? et finalement, quel est le rapport des uns et des autres avec l'histoire (son histoire)? La parole Plus généralement, la question que pose le déroulement de ces U.V., est celle de la participation étudiante, à un moment où l'évanouissement du discours politique et l'affaissement de certaines motivations initiales de Vincennes 122 tendent à rendre à l'enseignant — au moins en Littérature française — un quasi-monopole de la parole. Comment en rendre compte? Première constatation : au début du premier semestre, chaque intervention était accompagnée de l'énoncé de son origine : « je dirai, en tant qu'Africain... » : « Nous, musulmans du Maghreb, nous connaissons ce genre de situation... » et, bien sûr : « Ce que je lis dans ce texte, moi qui suis français et ne connais pas spécialement... » Ces indices avaient pour but avoué de se situer par rapport au réfèrent du texte, une société peuhle, et donc renvoyait à l'ensemble des informations détenues par le locuteur. Elles tentaient aussi de justifier, en la situant, un certain type de lecture ou de prise de position. Bizarrement, ces mentions de l'origine du discours disparurent assez vite des débats. On peut considérer que s'était ouvert, alors, un champ commun de discours dans lequel il n'était plus nécessaire de préciser d'où venait l'intervention. La pesanteur de l'institution — relayée éventuellement par l'enseignant — avait-elle sécrété à nouveau ce faux universalisme que l'on avait projeté d'écarter? Une telle explication n'est pas à rejeter dans la mesure où le commun dénominateur idéologique du cours s'est trouvé être la notion de différence non hiérarchisée entre les cultures (le seul étudiant ayant voulu faire appel à la notion de progrès — ou de retard culturel — s'est fait vertement remettre à sa place). La différence culturelle ainsi admise sur le plan théorique, il n'était plus nécessaire de l'indiquer, et l'on se trouvait ainsi baigner, de fait, dans l'indifférence « universalisante ». Piège (évitable?). Ce phénomène, et son évolution, semble bien avoir été d'une influence capitale pour la prise de parole. Il s'était établi une étrange dialectique du communicable et de l'incommunicable : je parle de tel lieu; je peux donc vous apporter des éléments (informatifs ou assertifs) que vous ne possédez pas; mais en même temps, vous, écoutant d'un autre lieu, vous ne pouvez pas accepter, à la limite comprendre, ce que j'énonce, puisque vous n'êtes pas dans le même système de référence. Une telle position permet de prendre la parole : elle la cautionne, plaçant tout un groupe social derrière le locuteur et l'assurant que son message a bien un contenu; elle le justifie devant d'éventuelles réactions de rejet. Elle permet de passer par-dessus les obstacles habituels : langue, statut d'étranger, âge, « respect » de l'enseignant, terrorismes divers. On comprend alors que l'énoncé de l'origine du discours ait pu disparaître (ou devenir implicite) : il n'était plus nécessaire lorsque le type de fonctionnement du groupe assurait à chacun qu'il pouvait s'exprimer. Car tel était bien le but. Derrière les interventions les plus informatives (par exemple sur le personnage du fou dans la société, la littérature et le cinéma africains) apparaissait un désir d'expression personnelle (mais pas nécessairement individuelle) : à travers par exemple des relations de faits de racisme vécu, à propos de la situation de la femme noire (à partir de Mayotte Capécia), etc. Une telle orientation conduisait évidemment à des informations 123 de l'ordre du politique : sur l'histoire coloniale de la France, éventuellement •sur la situation actuelle de l'Afrique. Un étudiant, militant à la L.I.C.A. a fait un exposé sur les « nouveaux racistes » à prétention scientifique. Il s'agissait dans tous les cas de transmettre une expérience personnelle, intensément vécue, et n'ayant guère l'occasion d'être confrontée avec une mise en texte littéraire ou théorique. Inversement dit, de mettre en rapport des textes littéraires ou théoriques avec une culture ou une histoire personnelles. Désir de s'exprimer, mais aussi justification (la situation d'énonciation reste ici essentielle) : dans la mesure où je parle de ce que j'ai vécu, pensé, senti, d'une position politique où je m'engage, mon discours est justifié du seul fait que je le tiens. Le sujet de l'énoncé est l'étudiant en tant que personne concrète (et non en tant que dépositaire d'un savoir universitaire) : l'énoncé peut être contredit, mais non invalidé. On voit apparaître ici, à côté des deux conditions positives que sont la situation d'énonciation, et le désir de s'exprimer, la nécessité d'une condition négative. Les textes étudiés n'étaient pas choisis dans le corpus des Œuvres Célèbres, auxquelles est accordée tacitement, uploads/Litterature/ cheikh-hamidou-kane-aventure-ambigue.pdf

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