INDIANA DE GEORGE SAND : UNE CLEF DE LECTURE POUR L’ABBÉ JULES ? Est-il surpren
INDIANA DE GEORGE SAND : UNE CLEF DE LECTURE POUR L’ABBÉ JULES ? Est-il surprenant que L’Abbé Jules (1888) ait été le roman de Mirbeau que Mallarmé a le mieux compris et qu’il préférait ? Les affinités que le poète y trouve avec la nature profonde de l’humanité, avec ce « douloureux camarade » qu’est Jules à ses yeux, trahissent la reconnaissance, dans ces lignes, du mystère de l’homme et de la création. Ce que la critique note unanimement au sujet de ce roman est l’absence de tout élément tangible sur lequel la raison peut se fonder pour cerner les contours d’un personnage principal qui reste, au dire même du narrateur, « toute sa vie, une indéchiffrable énigme1 ». La psychologie des profondeurs, la déroute du langage, les contradictions permanentes du personnage éponyme sont les procédés grâce auxquels ce dernier échappe à toute tentative de définition. Irréductible socialement comme littérairement, il plaide pour une forme de retrait du monde bien en accord avec la philosophie schopenhauerienne qui irrigue tout le texte, tentation contemplative que souligne la vanité de tout effort, même artistique2. Toutefois, un passage du roman propose une référence à la littérature dans laquelle celle-ci devient un principe actif en faisant retour sur le réel. Au chapitre III de la seconde partie, Jules demande à son neveu de lui lire un extrait d’Indiana, roman de George Sand publié en 1832. Tandis que d’autres auteurs ou textes sont simplement nommés, les lignes d’Indiana sont retranscrites dans le texte mirbellien. L’effet produit par leur lecture est longuement glosé dans les pages qui suivent et provoque la catastrophe finale. Nous souhaiterions étudier les enjeux de cette citation au sein d’une fiction essentiellement axée sur la vanité de toute parole et de tout écrit, afin d’en faire ressortir le profond paradoxe, puis les enjeux de compréhension pour le sens du roman lui-même mais également pour l’évolution de la poétique mirbellienne. I. Un monde dépourvu de mystère Pour que cette réflexion autour de l’énigme que constitue Jules apparaisse dans toute son originalité, Mirbeau a pris soin de construire un univers romanesque dans lequel le langage est impuissant ou se trouve symboliquement réduit à un usage prosaïque. La platitude globale de l’univers engendré par une telle conception de la langue dénonce le caractère utilitariste d’une société où triomphent le commerce, le positivisme et la bêtise. Ce qui fait l’essence même de la vie selon Mirbeau, le mystère, dont il ne cesse de parler à longueur de correspondance en ces années 18803, a déserté l’univers social et celui de son roman. À l’ouverture du récit, le narrateur donne le ton en présentant les propos de table tenus dans sa famille. Caractéristique des deux postulations de l’univers bourgeois de la fin de 1 L’Abbé Jules, « 10-18 », UGE, 1977, p. 63 (toutes les références au texte dans la suite de l’article renvoient à cette édition). 2 Il n’est que de relire les premières leçons que l’abbé donne à son neveu dans lesquelles la nature seule est glorifiée au détriment de la littérature, notamment au début du chapitre III de la seconde partie du roman, chapitre dans lequel on peut lire : « [...] l’émotion naïve qu’une toute petite fleur inspire au cœur des simples vaut mieux que la lourde ivresse et le sot orgueil qu’on puise à ces sources empoisonnées [les livres] », L’Abbé Jules, op. cit., p. 207. 3 Il déclare ainsi à Hervieu, le 20 juin 1887 : « Il n'y a rien, rien que des redites, cent fois dites. Goncourt, Zola, Maupassant, tout cela est misérable au fond, tout cela est bête ; il n'y a pas un atome de vie cachée — qui est la seule vraie. Et je ne m'explique pas comment on peut les lire, après les extraordinaires révélations de cet art nouveau qui nous vient de Russie. », Correspondance générale, tome I, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2002, p. 686. 1 siècle, la science et l’argent, la conversation des parents est orientée par les stéréotypes justifiant la description chirurgicale des opérations du père et l’obsession pécuniaire de la mère. Le jeune Albert Dervelle a, pour tout horizon, cette ligne de conduite édictée par les parents : « un enfant bien élevé ne doit ouvrir la bouche que pour manger, réciter ses leçons, faire sa prière. » (p. 33). Cette belle maxime trinitaire, au-delà des dogmes bourgeois de nécessité, de grégarité et de piété qu’elle exprime, réduit le langage à la répétition de la chose apprise et à la duplication du réel. Les conseils dispensés par M. Robin, juge de paix ami de la famille, vont dans le même sens. Ils se résument au maître mot de la petite bourgeoisie commerçante ou rentière : « être économe » (p. 49). La platitude des enjeux de l’existence, tels qu’ils sont définis par le juge de paix, s’aggrave d’un commentaire sur les pratiques d’un tel esprit. : « En sa qualité d’homme habitué aux obscurités des exégèses juridiques, M. Robin était chargé d’expliquer, de commenter, de discuter, de juger » (p. 53). L’éloquence était déjà ridiculisée par les discours du personnage ; le langage est réduit, par ses soins, à n’être qu’un outil évaluatif dont les enjeux sont pour le moins vétilleux. Notons que le mot « exégèse » qui apparaît ici, l’est dans un contexte satirique qui en active les connotations les plus négatives. À cette éducation végétative s’oppose celle reçue par les enfants de la famille Servières, famille voisine de celle du narrateur et qui contraste par son libéralisme et sa modernité : Pourquoi n’étais-je pas comme Maxime et comme Jeanne, des enfants de mon âge, qui pouvaient causer, courir, jouer dans les coins, être heureux, et qui avaient de grands livres dorés, dont le père expliquait les images au milieu des admirations et des rires ?... (p. 39, Mirbeau souligne). Le verbe « expliquer », mis en relief par l’italique, plaide en faveur de l’importance du commentaire de la chose figurée et inaugure la thématique de l’exégèse positive dans un roman où tous les protagonistes prennent soin, consciemment ou inconsciemment, de limiter la prolifération du sens en réduisant la capacité expressive du langage. Les « livres dorés » et imagés de Maxime et de Jeanne ont leur contrepoint comique dans les deux volumes de Vie des Saints que possède le narrateur. Or, ces derniers sont réduits à une fonction des plus prosaïques : rehausser l’enfant lorsqu’il s’assied à table. [...] l’obéissance m’obligeait à me morfondre, sans bouger, sur ma chaise, dont le siège trop bas était exhaussé par deux in-folio, deux tomes dépareillés et très vieux de la Vie des Saints [...] (p. 35) Cette situation symbolique de relégation des ouvrages est accentuée par la deuxième occurrence de leur titre, située juste après le passage exposant les gloses du père de Maxime et de Jeanne. Retenant des bâillements, je me tournais, me retournais sur cette exécrable Vie des Saints, qui me servait de siège, sans parvenir à trouver une position qui me contentât. (p. 39) Remisés sous le fondement du narrateur, les vieux in-folio sont un double symbole du mépris de la chose écrite et de la méfiance envers la glose qu’elle appelle. Ces deux occurrences des volumes de la Vie des Saints transformés en (saint-)siège – puisque s’y tenir conformément à la loi parentale c’est être sage, se comporter en vrai petit saint – ne sont pas simplement anecdotiques. Il semble, au contraire, que cette première mention d’un livre soit essentielle dans l’économie du roman et dans l’élaboration de son sens. Le narrateur y fera de nouveau allusion à propos de Jules. Atteint par une soudaine passion pour les livres, ce dernier se fourvoie quant à leur intérêt. Ne percevant que leur 2 valeur bibliophilique, il ne se soucie guère de leur contenu. Et c’est de nouveau la Vie des Saints qui est évoquée, bien que de manière détournée : Jules constate, amer, après avoir dérobé deux louis dans l’appartement de l’évêque que « ce n’est pas encore avec ça qu[‘il] se paiera [...] les Bollandistes4 » (chapitre III, p. 97). La voie de l’exégèse est donc autant interdite au narrateur en raison du contexte familial que fermée à la conscience de Jules. Il aurait été difficile qu’il en soit autrement, étant donné, là encore, le cadre dans lequel le prêtre évolue. L’évêque, duquel il a la confiance, est une autre incarnation de la méfiance envers la langue. Tous ses courriers, ses mandements et ses discours reposent sur un seul postulat : écrire et parler pour ne rien dire. Le narrateur écrit : On y eût vainement cherché quelque chose qui pût être considéré comme une opinion ; toute son intelligence, il l’appliquait à n’en exprimer aucune5. (p. 72) L’évêque pratique une sorte d’exégèse à rebours qui cherche à tout prix à éviter la prolifération du sens en bloquant le signifiant dans ses seules limites dénotatives. Dans l’abolition du moi dont attestent ses mandements, comme le signale Jules6, se fait jour une attitude ascétique de retrait du monde, la pratique uploads/Litterature/ arnaud-vareille-quot-indiana-quot-une-clef-pour-lire-quot-l-x27-abbe-jules-quot 1 .pdf
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- Publié le Mai 17, 2021
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