L'Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales Numéro 48, automne 2

L'Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales Numéro 48, automne 2010, p. 113-129 Perspectives du théâtre grec contemporain Sous la direction de Georges P. Pefanis Direction : Yves Jubinville (directeur) Rédaction : Louise Ladouceur (rédactrice en chef) Éditeurs : Université du Québec à Montréal, Société québécoise d’études théâtrales (SQET) et Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) ISSN : 0827-0198 (imprimé) 1923-0893 (numérique) DOI : 10.7202/1007844ar < Précédent Suivant > Article Dramaturgies marionnettiques Julie Sermon Université Lumière – Lyon 2 Résumé Depuis le tournant du XXe siècle, la marionnette n’est plus seulement un instrument théâtral spécifique, mais un modèle ou un idéal esthétique, un régime d’énonciation et de représentation alternatif qui, de façon explicite ou latente, continue d’inspirer les auteurs quelle que soit la nature des interprètes auxquels ils destinent officiellement leurs textes. Cet article se propose de déterminer quelles sont les caractéristiques du « marionnettique » et quelles sont leurs conséquences pour la dramaturgie et le jeu de l’acteur. Abstract From the turn of the XXst century, the puppet is not only a specific theatrical device, but also an aesthetic model or ideal, an alternative regime of enunciation and representation, which consciously or inconsciously still inspire the authors, regardless of the nature of 1 the actors they intend to write for. This article aims to identify what are the characteristics of the “ pupetic ”, and what are their implications for the drama and the performance. Marionnettique : un régime de théâtralité 1 L’adjectif « marionnettique », d’un usage très courant dans le petit monde des praticiens, connaisseurs ou amateurs de la marionnette, reste un néologisme pour la langue officielle. L’emploi de ce mot, qui n’a rien de jargonneux, est d’abord le fruit d’une loi linguistique imparable, dite « du moindre effort », qui veut que les usagers d’une langue cherchent à toujours diminuer leur effort articulatoire, et donc, réduisent le nombre de mots et de sons à prononcer : aux expressions composées – « de marionnettes », « pour marionnettes », « avec marionnettes » –, est ainsi préférée une épithète synthétique. Pour ma part, faire l’économie de ces tournures prépositionnelles présente un avantage d’ordre théorique : ne pas présupposer que seuls les textes écrits et pensés pour les marionnettes engagent une théâtralité « marionnettique » ; considérer au contraire le marionnettique comme un champ esthétique, renvoyant à une certaine manière de dire, de faire et de représenter (l’homme, le monde), qui emprunte au théâtre de marionnettes ses fonctionnements et ses conventions caractéristiques, mais sans nécessairement se destiner à cette forme. 2 Deux questions se posent alors. D’une part, celle de savoir ce qui, dans la facture poétique et dramaturgique d’une écriture, contribue à produire cet « effet-marionnettique », et en quoi il consiste. D’autre part, celle de savoir ce qu’il advient à l’acteur de chair et d’os quand c’est bien à lui, et non à une marionnette, que revient la charge d’incarner ce genre d’écritures. Les enjeux d’une telle transformation, Alfred Jarry les énonçait dès le tournant du XXe siècle, en précisant qu’Ubu roi est « une pièce qui n’a jamais été écrite pour marionnettes, mais pour des acteurs jouant en marionnettes, ce qui n’est pas la même chose » (Jarry, 1897 : 218). Dans ce qu’elle peut avoir de ramassé, la formule est révélatrice du fait que la marionnette, médium millénaire de représentation, en est venue à définir aussi, dans l’absolu, une forme spécifique de jeu, un modèle et un régime alternatifs de théâtralité. 3 Si, tout au long de son histoire, le théâtre de marionnettes a servi de refuge au théâtre d’acteurs quand ce dernier se trouvait soumis à la censure des pouvoirs, dans la dernière décennie du XIXe siècle, la marionnette se voit conférer une véritable mission de régénération théâtrale. Dans la mouvance Symboliste, elle devient l’emblème et le laboratoire de la scène à venir, le contre-modèle idéal ou le substitut effectif des interprètes de chair et d’os. Catalysant les revendications esthétiques de tous ceux que les canons traditionnels ne satisfont pas, elle est ce qui leur permet de formuler d’autres 2 idées, sinon anti-naturalistes, du moins, dénaturalisées, de l’acteur et de la représentation. Dans l’étude que Didier Plassard consacre aux avant-gardes historiques des années 1910- 1930, les diverses formes et expérimentations auxquelles cette utopie théâtrale a donné lieu sont rassemblées sous un principe fédérateur, que l’auteur appelle « l’acteur en effigie » (Plassard, 1992). 4 Mettre l’acteur en effigie, c’est opposer, à l’idéal de fusion (de l’interprète dans son personnage) et de confusion (de la scène et de la vie), propre au naturalisme, une esthétique fondée sur la distance, la séparation, l’étrangeté. Pour les Symbolistes et leurs divers héritiers, il n’est nullement question de cantonner le théâtre à n’être qu’un espace de reproduction du réel, ni de faire croire au spectateur que ceux qu’il voit sur scène sont à son image. Pour empêcher la mise en branle de ses réflexes mimétiques, court-circuiter les effets d’identification et de projection, il est par conséquent indispensable de porter atteinte à l’anthropomorphisme des interprètes, de dénaturer leur apparence humaine et le sentiment de vie qu’inéluctablement elle procure. Deux solutions s’offrent alors : libérer la scène du corps biologique de l’acteur, en recourant à des substituts marionnettiques (automates, pantins, ombres, objets…) ; marionnettiser le jeu de l’acteur, c’est-à-dire, le déshumaniser, le dépersonnaliser, par l’emploi de masques, de costumes, de gestuelles, qui, au lieu de chercher à créer des effets de réel, s’affichent comme artificiels. 5 De la même manière, je dirai qu’il existe des procès de mise en effigie internes aux écritures, dès lors que les identités qu’elles mettent en jeu, loin de faire illusion d’individu, de passer pour de possibles alter ego, se voient ramenées à leur condition de créatures poétiques, d’identités d’artefact. J’examinerai ici quelques-uns des grands tours dramaturgiques par lesquels les auteurs en viennent ainsi à marionnettiser la langue, les situations, les personnages, et à leur suite, la présence et le jeu des acteurs [1]. Apparition / Disparition 6 Les dramaturgies marionnettiques sont, en premier lieu, des écritures fondées sur un principe d’accélération et de multiplication des jeux d’apparition et de disparition. Ce phénomène, qui est à mettre en regard de la tradition du caché/montré propre aux théâtres de marionnettes traditionnels, engage une poétique du surgissement, liée au fait que la marionnette, avant d’être, éventuellement, un vecteur de paroles, est d’abord un objet qui s’offre à la vue, devant immédiatement retenir l’attention du spectateur. Silhouettes 7 3 Indépendamment du texte qu’elle peut être amenée à interpréter, la marionnette se présente d’abord comme une forme plastique, faite de matériaux et d’articulations spécifiques, dont la particularité, à la grande différence du théâtre d’acteurs, est de pouvoir totalement échapper aux contraintes anthropomorphiques. Dans les théâtres de marionnettes, non seulement toutes les physionomies sont possibles (du minuscule au géant, du squelettique à l’énorme), mais aussi, toutes les hybridations imaginables (des genres, des âges, des espèces). Les auteurs qui écrivent pour la marionnette savent qu’ils peuvent jouer de ces possibles, et ne s’en privent pas. Parmi les personnages de De l’intérieur, de Philippe Aufort, on trouve ainsi : « Un homme enceint du père Noël, Un homme avec un poisson rouge dans son ventre, Une énnnôrme nurse, Une nurse rachitique » (Aufort, 2005). D’où la tendance onirique, si ce n’est féerique, qui peut marquer un grand nombre de ces textes, et la propension qu’ont les auteurs à les adresser au jeune public, dont le goût et les attentes sont beaucoup moins psycho-rationalistes que ceux des spectateurs adultes. Le monde de la marionnette est un monde d’images et d’imaginaire où tout peut avoir lieu, où la question du réalisme et de la probabilité des univers mis en jeu ne se pose pas, parce qu’on s’en remet à la convention et à la « magie » fondatrices de ce régime théâtral. 8 Dans le théâtre d’acteurs, en revanche, on part d’un présupposé mimétique : jusqu’à indications contraires, le personnage théâtral est censé être à l’image de l’homme. Dans cette perspective, on peut considérer que toute forme de caractérisation atypique, contrevenant aux normes convenues du vraisemblable, aboutit à une marionnettisation de l’acteur et/ou du personnage. 9 La première raison en est que qualifier visuellement les identités théâtrales, est contraire aux lois du genre dramatique, qui veulent que le personnage reste ouvert à de multiples incarnations, et où la détermination physique du rôle relève des choix de la mise en scène. Molière ne dit pas à quoi ressemble Tartuffe, et au fil de l’histoire, des acteurs au profil très divers ont pu l’incarner, infléchissant, par leur physique, son caractère[2]. À l’inverse, les auteurs qui choisissent de quitter leur traditionnel devoir de réserve et d’assigner une image corporelle à leurs créatures, affirment du même coup une mainmise sur la représentation : ils gardent un oeil sur la scène, sur ceux qui y figurent et qui l’animent. Il en est ainsi dans la plupart des textes de Philippe Minyana (« Le Petit Homme en noir qui est gros, L’Homme qui se uploads/Litterature/ anuar-teatrale.pdf

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