LA RÈGLE DE L’AMOUR CHEZ ˝AZZÀLÌ. À LA RENCONTRE D’UNE ÉTHIQUE DU TAWÓÌD par AD

LA RÈGLE DE L’AMOUR CHEZ ˝AZZÀLÌ. À LA RENCONTRE D’UNE ÉTHIQUE DU TAWÓÌD par ADRIEN LEITES Université Paris-Sorbonne (Paris 4) 1. Introduction Ce travail se réclame de la tradition académique qui s’attache à faire ressortir la cohérence de la pensée de ˝azzàlì (Abù Óàmid Mu˙ammad b. Mu˙ammad, m. 505/1111), plutôt que de la soumettre à une cri- tique tendant au jugement de valeur1. Les trois représentants majeurs de cette tradition sont, à notre sens, les ouvrages de Farid Jabre, d’Henri Laoust et de Hava Lazarus-Yafeh2. Nous tenterons ici de combler un manque commun à ces ouvrages, à savoir une exploration de la règle de l’amour tracée dans la Revivification des sciences religieuses. Ce manque tient principalement aux lignes directrices des ouvrages, qui ne rencontrent 1 Un spécimen de cette attitude est fourni par M. Hogga, Orthodoxie, subversion et réforme en Islam. ˝azàlì et les Seljùqides, Paris, Vrin, 1993. Le critère contemporain de jugement apparaît clairement dans la conclusion que l’auteur donne à son exposé sur la « réforme morale et religieuse » : « Soulignons que cette réforme conçoit les problèmes moraux et religieux comme relevant uniquement de la spiritualité, celle-ci se suffisant à elle-même et d’ailleurs commandant le système politique et social. Il n’y a pas d’approche dialec- tique de la question, que l’économique et le social aient une certaine autonomie, qu’ils influent sur le type de moralité dominante et les rapports humains n’est même pas soupçonné. Faute de tenir compte de cette interaction, cette réforme paraît désincar- née et condamnée à l’échec. De fait, elle échoua » (p. 201). 2 F. Jabre, La notion de certitude selon Ghazali dans ses origines psychologiques et historiques, Paris, Vrin, 1958 ; La notion de la ma'rifa chez Ghazali, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1986. H. Laoust, La politique de ˝azàlì, Paris, Paul Geuthner, 1970. H. Lazarus-Yafeh, Studies in Al-Ghazzali, Jérusalem, The Magnes Press, 1975. On peut ajouter A. J. Wensinck, La pensée de Ghazzàlì, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1940. Cet ouvrage, malgré sa pénétration occasionnelle, est limité par l’objet général qu’il se fixe : « donner aux lecteurs l’essen- tiel de la pensée de Ghazzàlì sur un nombre de sujets qui [. . .] représentent une image complète de la pensée médiévale » (p. I-II). © Koninklijke Brill NV, Leiden, 2007 Arabica, tome LIV,1 Also available online – www.brill.nl ARAB(DS)728Leites_25-66 1/4/07 2:37 PM Page 25 26 adrien leites pas – ou rencontrent en passant – l’amour dans son contenu éthique3. F. Jabre se préoccupe de l’attitude de ˝azzàlì face à la connaissance, et de la composante pratique de cette attitude. Son exposé sur l’amour met en évidence le lien qui unit amour et connaissance, dans la perspective d’un amour et d’une connaissance portant exclusivement sur Dieu4. H. Laoust intègre la politique de ˝azzàlì dans un ensemble conceptuel plus vaste, qui fournit les « buts de l’action politique ». L’inclusion de l’amour parmi les « vertus morales » révèle son contenu éthique, mais ce contenu fait l’objet d’une simple répertoriation5. H. Lazarus-Yafeh propose de déterminer la pensée religieuse de ˝azzàlì à travers une analyse détaillée du vocabulaire qu’il emploie. Cette approche est appliquée fructueusement à des questions touchant l’orientation générale de la pensée de ˝azzàlì6, et à des questions d’authenticité. Pour une question de contenu spécifique comme celle qui nous occupe, l’analyse du vocabulaire est précieuse, mais reste un auxilliaire de l’interprétation des textes. C’est une interprétation déficiente qui rend l’ouvrage de Marie-Louise Siauve7 inapte à fournir un éclairage initial sur la règle de l’amour tracée dans la Revivification. L’usage que l’auteur fait d’une partie des textes considérés dans le présent travail, et le détail de notre jugement, apparaîtra en note. Il convient enfin de mentionner le récent ouvrage de Michael Cook8 qui, bien que cou- vrant un large éventail de sources, contribue substantiellement à la recherche sur ˝azzàlì. Outre les apports de ˝azzàlì à la doctrine du commandement du bien et de l’interdiction du mal, cet ouvrage met en évidence la diffusion qu’a connue la Revivification dans les quatre 3 Une telle rencontre est exclue, dans les recherches inspirées des sciences sociales, par l’idée selon laquelle l’amour est limité au rapport individuel entretenu avec Dieu, et n’informe pas de modèle de comportement. Cette idée apparaît dans une considération offerte par P. Crone à la fin de son ouvrage sur la pensée politique de l’islam médié- val. Parmi les facteurs qui empêchent les Occidentaux modernes de voir dans la reli- gion un véhicule de l’intérêt commun et un système d’organisation collective, l’auteur mentionne la conception de la religion comme « relation d’amour spirituel entre Dieu et un individu » (Medieval Islamic Political Thought, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004, p. 393). 4 La notion de la ma'rifa, p. 42-62. 5 La politique, p. 327-330. 6 « Le symbolisme de la lumière » (chap. IV), « les aspects ésotériques » (chap. V), « la place des commandements religieux » (chap. VI). 7 L’amour de Dieu chez ˝azàlì. Une philosophie de l’amour à Bagdad au début du XII e siècle, Paris, Vrin, 1986. 8 Commanding Right and Forbidding Wrong in Islamic Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. ARAB(DS)728Leites_25-66 1/4/07 2:37 PM Page 26 écoles de droit sunnites, parmi les chiites imàmites et jusque dans la communauté ibà∂ite9. Nous ajouterons l’audience dont bénéficie aujour- d’hui ˝azzàlì parmi les musulmans d’Occident, et qui est indiquée par la part croissante de son œuvre accessible, sous la forme de traductions non académiques, dans les langues européennes10. La diffusion de l’œu- vre de ˝azzàlì à travers les frontières doctrinales et confessionnelles, et à travers le temps, suggère que l’exploration de la règle de l’amour tracée dans la Revivification peut révéler des traits propres à une éthique musulmane. Il ne convient pas de s’étendre sur notre mode d’interprétation, qui apparaîtra de lui-même au lecteur. Nous nous contenterons de souligner que l’interprétation menée dans ce travail suit le développement des textes qui, à quelques exceptions près, seront traduits intégralement. Avant d’entamer notre exploration, il importe de donner un aperçu de l’article de foi apparaissant sous le nom de taw˙ìd (littéralement « unification »), telle qu’il est conçu par ˝azzàlì. Cet aperçu nous per- mettra de rattacher la règle de l’amour tracée dans la Revivification à une « éthique du taw˙ìd ». 2. Le taw˙ìd Le taw˙ìd est traité en plusieurs lieux de la Revivification, et sous des formes diversement développées. C’est la version la plus courte qui sera considérée ici. Deux modes distincts, et également nécessaires, du taw˙ìd sont exposés dans cette version. Le premier mode du taw˙ìd consiste à « voir les choses dans leur totalité comme venant de Dieu », et à « détourner son regard des causes et des moyens ». Il consiste, en particulier, à « ne voir le bien et le mal dans sa totalité que comme venant de Dieu ». Ce mode du taw˙ìd, d’autre part, est porteur de « fruits ». ˝azzàlì mentionne trois fruits principaux : la remise de son sort à la volonté de Dieu, l’abandon de 9 Une vue d’ensemble est offerte au chapitre 16, section 4 (« The Legacy of Ghazzàlì »). La diffusion de la Revivification est établie, à une moindre échelle, par I. Goldziher, intro- duction au Livre de Mohammed ibn Toumert, Alger, Pierre Fontana, 1903. Cette étude présente l’intérêt de montrer l’influence exercée sur Ibn Tùmart par la pensée éthique de ˝azzàlì (en l’occurrence, la doctrine du commandement du bien et de l’interdiction du mal), malgré la divergence flagrante de leurs positions théologiques respectives (sur la question de la foi). 10 Seize titres de ˝azzàlì en français, par exemple, ont paru à ce jour aux éditions Al-Bouraq. la règle de l’amour chez ©azzàlì 27 ARAB(DS)728Leites_25-66 1/4/07 2:37 PM Page 27 la plainte et de la colère envers les hommes, le contentement (ri∂à) et la soumission au décret de Dieu. Un quatrième fruit est illustré par une parole d’Abù Bakr, grand compagnon du Prophète et premier calife. Alors qu’il était malade (et, manifestement, proche de la mort), on lui proposa d’aller chercher un médecin. Abù Bakr répondit : « C’est le médecin qui m’a jeté dans la maladie ». La parole prononcée, dans des circonstances semblables, par un personnage anonyme fournit une seconde illustration. Interrogé sur le diagnostic du médecin, l’homme malade répondit : « Il m’a dit : “Je suis exécuteur de ce que Je veux”11 »12. Le premier mode du taw˙ìd, tel qu’il est défini par ˝azzàlì, réside donc dans une vision porteuse d’implications pratiques. La vision est celle de la remontée des choses multiples, et de la dichotomie du bien et du mal, à leur source divine commune. Dans cette remontée, toute causalité et toute production autonome est abolie au profit de l’agent divin. La portée pratique de la vision unifiée réside dans le fait que les choses, une fois dégagées de leurs causes immédiates, cessent d’agir sur le croyant, tout comme il ne cherche plus à agir sur elles. Les choses qui l’atteignent lui apparaissent, au contraire, comme autant de modes de l’action exercée par Dieu sur lui et uploads/Litterature/ amour-chez-ghazali.pdf

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