Actes de la recherche en sciences sociales Dialogue à propos de l'histoire cult
Actes de la recherche en sciences sociales Dialogue à propos de l'histoire culturelle Pierre Bourdieu, Monsieur Roger Chartier, Monsieur Robert Darnton Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre, Chartier Roger, Darnton Robert. Dialogue à propos de l'histoire culturelle. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 59, septembre 1985. Stratégies de reproduction-2. pp. 86-93; doi : 10.3406/arss.1985.2276 http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1985_num_59_1_2276 Document généré le 12/05/2016 86 Pierre Bourdieu, Roger Chartier, Robert Darn ton PIERRE BOURDIEU, ROGER CHARTIER ROBERT DARNTON, DIALOGUE A PROPOS DE L'HISTOIRE CULTURELLE subir. Là encore, elles sont au nombre de trois. Il y a d'abord la loi de la Non- pertinence absolue. Il n'y a rien qui ne puisse être introduit dans le commentaire d'un livre quel qu'il soit. L'auteur d'un ouvrage sur le roman au 18e siècle ne doit jamais se sentir à l'abri d'accusations, certes bien fondées, même si elles ne sont pas parfaitement opportunes, telles que : «M. Watt semble ignorer les travaux de philosophes tels que Augustin, Anselme et Bon aven ture». Il y a ensuite la loi de la Qualification inverse qui énonce que le seuil d'ébullition est, dans l'ordre de l'injure, inversement proportionnel à l'âge et au statut du critique. C'est un cas particulier de la loi générale selon laquelle la charité est, parmi les arts de Minerve, le plus long à acquérir. Il faut enfin parler de la loi de l'Erreur sur la personne. Un auteur ne peut jamais reconnaître ni lui-même ni son œuvre dans l'objet qui semble avoir suscité le compte rendu. Cela est vrai aussi, malheureusement, des critiques louangeuses elles-mêmes à propos desquelles il faut invoquer les principes universellement reconnus de l'Insatiabi- lité d'auteur. On pourrait s'attendre à ce qu'un objet de compte rendu soit content, par exemple, de se voir placé sur le même plan que Gibbon et Hume ; et pourtant il poursuivra sa lecture en soupirant amèrement : «II aurait pu prendre la peine de développer sa seule intuition juste» ; puis il achèvera sa lecture en marmonnant : «Pas un mot sur le coup génial de la note 397. Criminel !». Craignant qu'un lecteur sceptique ne pense que mon analyse manque d'objectivité et ne se laisse aller à soupçonner qu'elle pourrait bien reposer sur un parti pris personnel, je dois ajouter qu'aucun des principes et des pratiques que j'ai décrits n'exerce sur la République des lettres l'effet d'anomie galopante auquel on pourrait s'attendre, parce qu'ils sont tous soumis à la vérité ultime de tout compte rendu : la loi de Prescription amnésique. L'auteur critiqué n'aura probablement jamais l'occasion de rencontrer quelqu'un qui ait lu et retenu à la fois son livre et le compte rendu ; et les blessures infligées par les comptes rendus guérissent incroyablement vite sous l'effet du temps. L'amnésie est fonctionnelle aussi pour l'auteur de compte rendu ; et c'est sans doute heureux car si tous ses coups étaient aussi mortels qu'il le paraît, ils pourraient anéantir son humeur belliqueuse. Le livre de Robert Darnton comporte six chapitres (1). Dans le premier, il s'agit de contes populaires français tels qu'ils ont été recueillis par les folklo- ristes entre 1870 et 1914 et dont on peut supposer qu'ils donnent à lire les versions qui étaient racontées auxl7e et 18e siècles, donc antérieures et indépendantes de celles qui ont été fixées par l'écriture savante de Perrault, de madame d'Aulnoy ou de la comtesse de Murât. Comprendre ces contes, dont la crudité et la cruauté surprennent, exige de les rapporter aux expériences sociales, aux pratiques quotidiennes, du monde où ils circulent, à savoir la société paysanne d'Ancien régime, bien connue maintenant grâce aux monographies régionales et aux synthèses qui lui ont été consacrées depuis 25 ans. De là l'interprétation : les contes français diraient, dans une manière spécifique, nationale, un savoir sur le monde social et, aussi, les précautions à prendre ou les règles à suivre pour pouvoir s'y débrouiller. «Frenchness exists» : elle consiste en une morale de l'astuce, en une célébration de la ruse, seuls recours face à une société dure, injuste, brutale. A travers les contes, c'est donc la pensée paysanne sur le monde qui s'exprimerait. «The great Cat Massacre» , qui donne au livre son titre, est le récit d'un massacre de chats opéré par des apprentis et des compagnons imprimeurs rue Saint-Séverin à Paris, dans les années 1730. L'épisode est raconté par l'un des massacreurs, Contât, devenu pro te puis graveur, dans un texte manuscrit intitulé Anecdotes typographiques et daté de 1762. Mal nourris par leur maître, réveillés par les chats du voisinage, les apprentis et compagnons décident de se venger : d'abord, en importunant le maître et sa femme par des miaulements nocturnes près de leur fenêtre, ensuite en menant, à la demande même du maître, une véritable chasse aux chats qui n'épargne pas la Grise, la chatte adorée de la maîtresse , fracassée à coups de barre de fer. La tuerie finit en parodie, certaines des victimes félines étant condamnées à être pendues après un procès de dérision. La scène courrouce le maître, désespère la maîtresse, qui a compris que la Grise était morte, et déclenche le rire des ouvriers. Elle leur paraît si plaisante que longtemps après ils en riront encore, en particulier grâce aux talents d'imitateur de l'un d'entre eux, qui rejouera l'événement en contrefaisant la colère du maître et l'émoi de la maîtresse. Pourquoi donc ce rire, produit par cet horrible massacre ? Pour le savoir, il faut aller au contexte. Ici, il est de trois ordres : social, avec les tensions qui existent entre maîtres et compagnons de l'imprimerie parisienne ; festif , avec les emprunts aux rituels carnavalesques et compagnonniques ; symbolique, avec les significations multiples attachées au chat, qui en font une incarnation du diable, un représentant de la maisonnée, un symbole du sexe de la femme. En jouant de ces sens pluriels, les compagnons imprimeurs peuvent agresser leur bourgeois et sa femme sans violence physique. La maîtresse, en effet, est réputée sorcière sans que les mots aient à le dire, atteinte dans son honneur de femme sans qu'aucun geste n'ait à la forcer. L'agression métonymique, qui fait subir réellement aux chats les violences qui atteignent symboliquement les maîtres, sans que ceux-ci puissent répondre , est si subtile, si bien menée, qu'elle ne peut que faire rire. Très fort et longtemps. Les quatre autres essais appartiennent à un autre registre culturel que les contes paysans ou le récit d'un imprimeur : il s'agit, en effet, d'une description anonyme de la ville de Montpellier, due à un bourgeois de la cité en 1768, des rapports rédigés par Joseph d'Hémery, inspecteur de la librairie, sur les nommes de lettres de son temps (501 entre 1748 et 1753), du Système figuré des connaissances humaines de YEncyclo- pédie, enfin des lettres adressées par un négociant de La Rochelle, Jean Ranson, au directeur de la Société typographique de Neuchâtel, Ostervald, et dans lesquelles il commande des livres et commente ses lectures. 1 — R, Darnton, The Great Cat Massacre and other Episods in French Cultural History , New York, Basic Books, 1984 (traduction française .Le grand massacre des chats ; attitudes et croyances dans l'ancienne France, Paris, R. Laffont, 1985). Dialogue à propos de l'histoire culturelle 87 Pierre Bourdieu-L'intention de cette discussion est de faire quelque chose qui tienne lieu de ce qu'est d*ordinaire le compte rendu, en évitant les effets d'imposition un peu terroristes de ce genre académique. Ici, à propos d'un livre qui pose des problèmes importants pour les historiens et pour les sociologues, on voudrait inaugurer un genre nouveau, une libre confrontation scientifique : des objections sont avancées, auxquelles l'auteur accepte de répondre. Mais il faut peut-être commencer par rappeler rapidement le projet méthodologique tel qu'il s'énonce dans l'introduction et s'affirme dans la conclusion, Robert Darnton— J'ai tâché d'entrer dans les mondes symboliques de l'Ancien régime, c'est-à-dire de faire une sorte d'histoire qui se veut anthropologique, mais qu'on peut appeler tout simplement histoire culturelle. Au lieu de faire un inventaire des idées et de distinguer la culture populaire de la culture d'élite comme on fait normalement, j'ai suivi toutes sortes de pistes qui traversaient un terrain défini par un problème commun : comment penser le monde symbolique de l'autre ? Je suis parti d'un groupe de textes, le récit d'un massacre de chats ou une version «anthropophage» du «Petit chaperon rouge» , qui m'ont fasciné par leur opacité. Affronter l'altérité que signale cette opacité, voua le but du livre. Roger Chartier— Pour un historien français, ton livre oblige à réflexion ; d'abord, parce qu'il associe deux propos généralement pensés comme incompatibles : d'une part, comprendre la radicale étrangeté de conduites ou de pensées des hommes d'il y a trois siècles ; d'autre part, caractériser à travers cette étrangeté même une identité française qui traverse le temps. «Frenchness exists», écris-tu, une Frenchness repérable dans les contes paysans du 18e siècle (ou d'avant), portée par les héros de la littérature nationale, présente dans la sagesse populaire d'aujourd'hui. Mais comment peut-on identifier une telle uploads/Litterature/ 1985-bourdieu-chartier-darnton-dialogue-a-propos-de-l-x27-histoire-culturelle-num-59-1-2276-pdf.pdf
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- Publié le Jui 05, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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