127 STEFAN KRISTENSEN L’INCONSCIENT MACHINIQUE ET L’IDÉE D’UNE ONTOLOGIE POLITI
127 STEFAN KRISTENSEN L’INCONSCIENT MACHINIQUE ET L’IDÉE D’UNE ONTOLOGIE POLITIQUE DE LA CHAIR 1. Introduction Lorsque Merleau-Ponty réfl échit sur la psychanalyse, comme par exemple dans son avant-dernier cours au Collège de France sur « Nature et logos – le corps humain », il saisit l’inconscient comme ce qui dans la vie corporelle, n’étant pas encore conscient, est susceptible de le devenir. Il résume cela par la formule désormais célèbre « L’inconscient est le sentir lui-même ». Face à cette interprétation, la critique de Lacan est tranchée et tranchante : dans le deuxième Séminaire consacré à Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, à la séance du 19 janvier 1955, il explique que Merleau-Ponty demeure à une « distance irréductible de l’expérience analytique » parce qu’il échoue à reconnaître qu’un domaine de la subjectivité reste en principe hors d’atteinte de la conscience. Il méconnaît la discontinuité essentielle entre conscience et inconscient. Cette critique lacanienne est poursuivie et discutée par l’un de ses élèves, Félix Guattari. Guattari développe, seul et aussi avec Deleuze, une conception de « l’inconscient machinique » qui peut être lue comme une tentative d’articulation, voire de synthèse, entre l’approche merleau-pontienne et l’approche lacanienne de l’inconscient dont l’un des objets est de produire une théorie du devenir-sujet. Le machinique, dans cette hypothèse, serait une manière de développer l’ontologie de la chair dans un sens politique et de rendre l’analyse des pulsions productive en vue d’une nouvelle conception de la subjectivité humaine en tant qu’elle est toujours prise dans des rapports de force avec des instances soit intégrées dans l’espace de son propre psychisme, soit réellement externes. Ma réaction à l’invitation de parler de « Merleau-Ponty demain » consiste donc à mettre en scène un dialogue dans le dos des protagonistes eux-mêmes. Le dialogue entre Merleau-Ponty et Lacan a eu lieu, bien qu’il ait été en partie manqué comme en témoigne le texte publié par Lacan dans le numéro des Temps modernes publié peu après la mort du philosophe, mais l’interprétation du rôle posthume que pourrait jouer Guattari est entièrement de mon fait. À travers ce dialogue, mon pari est d’obtenir une position à partir de laquelle esquisser une critique de la réception dominante de Merleau-Ponty dans le domaine de la théorie du self, réception qui s’appuie surtout sur la Phénoménologie de la perception et laisse de côté les objections et les pistes défrichées dans les cours au Collège Chiasmi International, 16, 2014 128 de France et le corpus du Visible et l’invisible. Ainsi, et du même coup, mon propos ici est un essai de prolonger le geste qui était celui de Merleau-Ponty lui-même. En effet, plusieurs notes de travail du Visible et l’invisible ainsi que le troisième cours sur la nature, du printemps 1960, témoignent d’un effort de pensée visant à rendre compte de la jointure entre l’infrastructure biologique et la superstructure culturelle-symbolique de l’homme, ce qui constitue précisément le projet d’une ontologie de la chair. Je tenterai de montrer que l’inconscient n’est rien d’autre que l’espace de cette jointure, et qu’il est donc possible de prolonger l’approche de Merleau-Ponty par celle de Guattari moyennant une interprétation phénoménologique de la notion de machine. 2. L’inconscient phénoménologique Renaud Barbaras écrit en 1995 que « la tradition phénoménologique issue de Husserl, qui tente patiemment de mettre au jour l’être de la conscience au lieu de la récuser d’emblée au nom de sa substantialité, est sans doute la mieux à même d’accueillir la psychanalyse »1. Cette affi rmation repose sur l’idée que l’ontologie de la chair permet d’articuler l’activité perceptive et la puissance du désir, de sorte que la phénoménologie peut à la fois reconnaître la spécifi cité de l’inconscient comme domaine propre des pulsions et en préciser les relations avec la conscience. Barbaras résume la situation en disant que « la perception, en tant que charnelle, comporte une dimension affective »2, et puisque la phénoménologie reconnaît la dimension affective, voire pulsionnelle, au cœur des processus perceptifs, elle possède donc une affi nité particulière avec la tradition freudienne. Or du point de vue phénoménologique, il est étrange, voire inacceptable, d’admettre qu’il puisse exister des contenus psychiques par principe soustraits à la thématisation consciente. On est dans une situation paradoxale : le défi spécifi que de la phénoménologie face à cette question, comme le montre Barbaras dans le même texte, est de le saisir comme un domaine irréductible à la conscience, mais qui est susceptible néanmoins de se manifester à la conscience. En saisissant l’inconscient comme « le sentir lui-même »3, Merleau-Ponty tend à assimiler l’inconscient à ce que Freud nommait le préconscient, et semble donc méconnaître la discontinuité entre l’inconscient et le conscient et la rigueur de la censure qui barre l’accès vers la conscience aux vécus pulsionnels inconscients. Or en introduisant le désir au cœur même du processus perceptif, Merleau-Ponty ouvre une voie pour résoudre le problème : ce qui fait qu’une certaine fi gure se détache sur le fond du champ perceptif plutôt qu’une autre, cela est tributaire d’un rapport affectif à la réalité, qui apparaît au sujet perceptif comme attirante ou au contraire repoussante. Demeure alors inconscient ce qui reste collé au fond alors que les fi gures se détachent et s’offrent à une thématisation possible. Ainsi, la question de la discontinuité entre inconscient et conscience, et donc 129 la reconnaissance de la spécifi cité de l’inconscient en tant que tel, se confond avec celle du fond de la perception et, plus précisément, la question des conditions et du processus du devenir-fi gure du fond. En termes merleau- pontiens, la question est celle du sens d’être de l’invisible : est-ce un invisible de fait qui pourrait à tout instant devenir visible en fonction des variations de l’attention du sujet percevant, ou est-ce un invisible de droit qui, s’il devenait visible, changerait de nature. Ce dernier invisible ne pourrait se manifester, en tant que tel, qu’indirectement et non pas dans la corrélation directe du percevant et du perceptible. Or de ce point de vue, la question de l’inconscient semble quitter l’espace exclusif du psychisme individuel pour se situer dans un contexte plus large et indéterminé. Il ne s’agit en effet plus de faits qui se produisent dans une intimité personnelle et inviolable, mais plutôt de faits qui se produisent dans le champ perceptif-affectif d’une personne, c’est-à-dire dans un extérieur : des faits qu’on peut appeler psychiques seulement dans la mesure où ils concernent le rapport d’un individu avec le monde et autrui, mais certainement pas parce qu’il décrivent une réalité privée, intime et accessible seulement pour le sujet lui-même. Il s’agit bien de l’inconscient de quelqu’un, mais cette appartenance à quelqu’un n’est pas de l’ordre d’un rapport de propriété ; en effet, à la fois le désir et la répression du désir sont des phénomènes impensables hors des interactions sociales et des conventions et rapports de force qui caractérisent les collectivités humaines. Désirer quelque chose, c’est toujours aussi sentir que cette chose est désirable pour autrui. Ainsi, l’approche phénoménologique a non seulement pour conséquence de nous inviter à repenser le rapport entre visible et invisible, conscient et inconscient, mais aussi à concevoir le psychisme humain comme un phénomène trans-individuel, à la fois personnel et collectif. C’est ce que semble suggérer Merleau-Ponty lorsqu’il décrit l’inconscient en termes charnels dans certaines notes de travail du Visible et l’invisible, par exemple celle intitulée « Corps et chair – Eros – Philosophie du freudisme » de décembre 1960 : « Le ça, l’inconscient, – et le moi (corrélatifs à comprendre à partir de la chair » ; et un peu plus loin : « Toute l’architecture des notions de la psycho-logie (perception, idée, – affection, plaisir, désir, amour, Eros) tout cela, tout ce bric-à-brac s’éclaire soudain quand on cesse de penser comme des positifs […], mais comme des différenciations d’une seule et massive adhésion à l’Être qui est la chair »4. Ainsi, on peut déjà ici affi rmer que l’inconscient selon Merleau-Ponty n’est pas un inconscient individuel, psychique au sens habituel, mais plutôt une dimension de l’existence par laquelle elle participe à l’Être en tant que tel. L’étape suivante est dès lors de comprendre les conséquences de cette appartenance de l’inconscient à la chair pour ce qui est des rapports du moi avec autrui. L’ontologie de la chair en effet peut être comprise dans le sens d’une cosmologie, mais aussi, comme je l’ai signalé, dans le sens d’une ontologie sociale. 130 3. La nuque brûlante Dans les études sur le rapport de Merleau-Ponty avec la psychanalyse, on évoque généralement, et avec raison, ses lectures de Freud et de Klein. Mais en plus de ces sources, il y en a une troisième, au moins aussi importante, celle de Paul Schilder. Schilder était médecin et membre éminent de l’Association psychanalytique de Freud à Vienne, mais son orientation théorique était dirigée vers le projet d’une articulation entre la neurologie contemporaine et les apports de la psychanalyse, à travers la notion centrale de schéma corporel. Son ouvrage sur l’image du uploads/Ingenierie_Lourd/ l-x27-inconscient-machinique-et-l-x27-idee-d-x27-une-ontologie-politique-de-la-chair.pdf
Documents similaires










-
50
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 31, 2021
- Catégorie Heavy Engineering/...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1778MB