Hygiène et sécurité du travail – n° 258 – mars 2020 106 106 VEILLE & PROSPECTIV
Hygiène et sécurité du travail – n° 258 – mars 2020 106 106 VEILLE & PROSPECTIVE L e Centre Metices de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et l’Atelier santé de Charleroi 1 ont saisi l’occasion du der- nier « Black Friday 2 » pour organiser, le 28 novembre 2019, un colloque inti- tulé « Black working day, la face cachée des com- mandes en ligne 3 ». Cette journée s’inscrit dans la continuité du programme de recherche « Impact des nouvelles formes de travail sur le bien- être » financé par le ministre belge des Affaires sociales et de la Santé publique, en collaboration avec le service public fédéral Travail, Emploi et Concertation sociale. Structuré à partir d’interven- tions croisées entre chercheurs et représentants syndicaux, le colloque avait pour objectif d’inter- roger l’impact sur la santé des travailleurs de la numérisation à l’œuvre dans les secteurs du com- merce et de la livraison [1]. Deux catégories de travailleurs particulièrement concernés par ce sujet sont étudiées : les prépara- teurs de commandes œuvrant dans les entrepôts logistiques et les livreurs de repas à vélo travail- lant pour des plateformes via une application mobile. Il s’agit, dans les deux cas, de décrire la manière dont les technologies numériques sont mobilisées dans ces activités, et d’évaluer leurs répercussions sur le travail dans des contextes concrets. Plutôt qu’une restitution de chaque intervention, cet article, au-delà du simple compte rendu, propose une synthèse en deux parties. Dans un premier temps, il revient sur les liens existant entre l’utilisation des outils numériques Prospective IMPACTS DES OUTILS NUMÉRIQUES SUR LES CONDITIONS DE TRAVAIL : L ’ EXEMPLE DU COMMERCE EN LIGNE La « face cachée des commandes en ligne » était le thème d’une rencontre organisée en novembre dernier par l’Université libre de Bruxelles (ULB), qui proposait d’échanger sur l’usage des technologies numériques en lien avec la santé et sécurité de deux professions emblématiques : les préparateurs de commandes et les livreurs à vélo. Au-delà d’un compte rendu des échanges, cet article propose une synthèse des connaissances mobilisées à cette occasion autour de l’outil numérique, vecteur de nouvelles normes de productivité et de nouveaux modes de consommation qui interrogent les cadres classiques du travail et de la prévention des risques professionnels. IMPACT OF DIGITAL TOOLS ON WORK CONDITIONS: THE EXAMPLE OF E-COMMERCE - The hidden face of online ordering was the topic of a meeting held last November by the Free University of Brussels (ULB), during which participants discussed the use of digital technology in connection with health and safety in two emblematic professions: order picking and bicycle deliveries. In addition to a recap of the discussions, this article summarises knowledge brought to participants’ attention on this occasion concerning digital tools, a vehicle for new productivity benchmarks and new consumption modes which challenge the traditional frameworks governing work and occupational risk prevention. MARC MALENFER INRS, mission Veille et prospective VIRGINIE GOVAERE INRS, département Homme au travail ALINE BINGEN, MARIA CECILIA TRIONFETTI Université libre de Bruxelles – Centre Metices Hygiène et sécurité du travail – n° 258 – mars 2020 107 107 et le statut d’emploi dans ces métiers, pour mon- trer en quoi la combinaison de ces deux facteurs influe sur les conditions de travail. La seconde partie est consacrée aux risques pour la santé des travailleurs et aux obstacles à la prévention ren- contrés dans ces situations. Des travailleurs précaires contraints par les technologies Dans les deux professions étudiées, les conditions de travail sont conditionnées par plusieurs facteurs, aux premiers rangs desquels figurent d’une part, le statut d’emploi et d’autre part, l’usage des techno- logies de l’information et de la communication (TIC) dans l’organisation et la prescription du travail. Des conditions d’emploi précaires Dans les entrepôts de logistique, les emplois de pré- parateurs de commandes sont fréquemment occu- pés par des travailleurs intérimaires ou titulaires de contrats à durée déterminée (CDD). Cette situa- tion relève avant tout des choix des employeurs qui y trouvent des avantages, notamment une souplesse d’adaptation aux fluctuations de l’acti- vité. Mais elle est également largement condition- née par le fait que ces postes de travail sont très « usants » physiquement et qu’ils ne peuvent donc pas être occupés par les mêmes travailleurs dans la durée. Une illustration très claire de la préca- rité de ces emplois est donnée par Julien Vincent, délégué syndical CFDT (Confédération française démocratique du travail) chez Amazon, qui signale que l’ancienneté moyenne des salariés d’Amazon en France se situe entre 18 et 24 mois, alors qu’ils sont majoritairement embauchés en contrats à durée indéterminée (CDI). Il évoque le fait que ces salariés en CDI se voient d’ailleurs proposer par l’entreprise 5 000 € pour un départ avec trois ans d’ancienneté ; et 8 000 € pour une démission après cinq années passées dans l’entreprise. Il semble donc que pour Amazon, l’embauche en CDI, qui la distingue d’autres entreprises du secteur, soit plus un argument de recrutement et une garantie de fidélisation des salariés à court terme, plutôt qu’un engagement dans une collaboration durable. Nathalie Longue, déléguée syndicale FGTB-SECTa 4 dans un autre domaine de la logistique, celui des grossistes-répartiteurs de médicaments, offre une autre illustration de stratégie de recrutement assu- rant une flexibilité de la main-d’œuvre. Dans son entreprise, tous les recrutements sur des postes de préparatrices de commandes concernent des femmes auxquelles sont proposés des CDD à temps partiel, à raison de 4 heures 15 par jour. q © Félix Decombat pour l’INRS/2020 Hygiène et sécurité du travail – n° 258 – mars 2020 108 108 VEILLE & PROSPECTIVE De leur côté, les plateformes de livraison de repas à domicile exigent des personnes souhaitant tra- vailler comme livreurs via leurs applications, qu’elles soient indépendantes. Le statut majoritai- rement retenu en France pour cette activité est celui de micro-entrepreneur. Ce statut présente pour les plateformes de nombreux avantages. Il offre notamment la possibilité de faire travailler les livreurs à la tâche, en ne rémunérant que les livraisons effectivement réalisées et en s’affran- chissant de toutes les obligations qui s’imposent à un employeur vis-à-vis de ses salariés. La plate- forme peut ainsi décider unilatéralement, et à tout moment, de mettre fin à la collaboration avec un travailleur. Cette nature de relation place le livreur dans une position d’insécurité permanente quant à la pérennité de son travail et à la prévisibilité de ses revenus. Comme l’indique clairement Anne Dufresne, docteure en sociologie et chercheuse au Gresea 5, « les coursiers sont sous-employés, le plus souvent comme “faux-indépendants”, sous- payés (paiement à la tâche, tarification faible et instable) et sous-protégés (sans protection sociale et avec des assurances accidents minimales) »[2]. Les travailleurs ne sont généralement pas dupes et ont conscience de l’impossibilité d’occuper ce type d’emplois tout au long d’une carrière. Beaucoup sont dans une situation contrainte qui les amène à accepter ces conditions « en attendant de trouver mieux ». Certains, poussant la logique court-ter- miste, font le choix d’un sur-engagement dans le travail visant à maximiser leurs revenus sur une période de travail courte, mais très intensive. Ils ont alors tendance à dénier les conséquences pos- sibles pour leur santé. Une intensification du travail accrue par l’usage des technologies Que ce soit par le biais de dispositifs de commande vocale ou sous une autre forme, les technologies sont très présentes dans les entrepôts de logistique. Elles contribuent à une intensification du travail, notamment via la définition de normes de produc- tivité ne tenant pas compte d’un certain nombre de paramètres, contribuant ainsi aux écarts entre le tra- vail prescrit et le travail réel. La recherche perma- nente d’une optimisation des process conduit ainsi à une disparition des « temps morts » que les opé- rateurs pouvaient auparavant utiliser pour résoudre des problèmes, communiquer entre eux ou tout sim- plement, souffler et récupérer. À travers l’étude de l’usage des systèmes de commande vocale dans les entrepôts logistiques de la grande distribution [3], David Gaborieau, sociologue du travail à l’Univer- sité Paris-Est, met en évidence cette intensification. Il constate que si les préparateurs de commande déclarent eux-mêmes lors d’entretiens : « On est des robots », c’est avant tout pour décrire le sentiment de dépossession de leur travail qu’ils ressentent et pour devancer le fait que cette qualification puisse leur être attribuée par quelqu’un d’autre. Pourtant, s’étant lui-même fait embaucher comme prépara- teur de commande dans des entrepôts de logistique dans le cadre de la préparation de sa thèse, il a pu observer, chez ces opérateurs, des stratégies visant à mettre en défaut le système et à démontrer ainsi leur singularité et se distinguer de la machine [4]. Cette intensification du travail via les technologies doit également être envisagée à une échelle plus large, comme le démontre Virginie Govaere, respon- sable d’études à l’INRS ; les contraintes subies dans un entrepôt résultent également des autres mail- lons d’une chaîne logistique s’étendant aussi bien en amont jusqu’au producteur, qu’en aval jusqu’au client final. Dans cette chaîne, la circulation des marchandises est fortement liée à la circulation de flux d’informations entre uploads/Industriel/ vp-26.pdf
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- Publié le Dec 10, 2022
- Catégorie Industry / Industr...
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