Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques Archives 45 | 2010 La preuve en
Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques Archives 45 | 2010 La preuve en histoire Ecriture biographique et écriture de l’histoire aux XIXe et XXe siècles Sabina Loriga Édition électronique URL : http://ccrh.revues.org/3554 DOI : 10.4000/ccrh.3554 ISSN : 1760-7906 Éditeur Centre de recherches historiques - EHESS Édition imprimée Date de publication : 25 avril 2010 Pagination : 47-71 ISSN : 0990-9141 Référence électronique Sabina Loriga, « Ecriture biographique et écriture de l’histoire aux XIXe et XXe siècles », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 45 | 2010, mis en ligne le 14 mars 2012, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://ccrh.revues.org/3554 ; DOI : 10.4000/ccrh.3554 Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2016. Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. Ecriture biographique et écriture de l’histoire aux XIXe et XXe siècles1 Sabina Loriga Des histoires à l’histoire 1 Les historiens ont longtemps cru qu’ils avaient pour mission de préserver de l’oubli les actions humaines 2. Cette conception s’enracinait dans la croyance que la nature, éternelle et immuable, n’avait nullement besoin de la mémoire pour continuer à exister. Mortels par essence (« Nous seuls passons auprès de tout comme un échange aérien ») 3, les êtres humains peuvent cependant rivaliser avec la nature grâce à leur inscription dans l’histoire. De ce point de vue, la recherche historique aurait tout intérêt à se recentrer sur les faits marquants et les grandes œuvres, « créations terrifiantes » selon la formule de Sophocle 4, dont les hommes sont capables. 2 Les choses ont changé au cours des deux derniers siècles. À la fin du XVIIIe siècle, les historiens ont mis de côté les actions et les souffrances des individus pour s’attacher aux mécanismes invisibles de l’histoire universelle, « principe d’évolution de notre espèce, qui en constitue le contenu véritable autant que le cœur et l’essence » 5. De multiples raisons expliquent que les historiens aient délaissé les histoires au pluriel (die Geschichten) pour passer à l’Histoire au singulier (die Geschichte) 6. Deux découvertes de notre modernité ont sans conteste pesé sur cette mutation : d’un côté, la prise de conscience que la nature est elle aussi mortelle et, de l’autre, la perte progressive de notre capacité à appréhender la vérité du monde à l’aide de nos cinq sens (depuis Copernic, la science n’a eu de cesse de vérifier les limites de l’observation directe) 7. Parallèlement à ces transformations profondes qui échappent à notre claire conscience, certains changements intellectuels moins tragiques, parfois triviaux, ont eu des effets importants sur nos conceptions, à commencer par l’ambition d’établir des fondements objectifs et scientifiques aux sciences sociales et aux sciences humaines. Cette aspiration a mobilisé des forces extraordinaires dans les domaines les plus variés de la recherche, de la démographie à la psychologie en Ecriture biographique et écriture de l’histoire aux XIXe et XXe siècles Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 45 | 2011 1 passant par l’histoire ou la sociologie, afin d’uniformiser les phénomènes en éliminant bien souvent les différences, les écarts, les idiosyncrasies. 3 Cette tendance à vouloir uniformiser le passé a eu des conséquences graves, comme le signale Hannah Arendt dans une lettre du 4 mars 1951 adressée à Karl Jaspers. Revenant une fois de plus sur les tragédies politiques et sociales du XXe siècle, elle affirme que la pensée moderne a perdu le goût des différences : Je ne sais pas ce qu’est le mal absolu mais il me semble qu’il a en quelque sorte à faire avec les phénomènes suivants : déclarer les êtres humains superflus en tant qu’êtres humains […]. Cela arrive dès qu’on élimine toute imprévisibilité, qui, du côté des hommes correspond à la spontanéité […]. Or, [précise-t-elle plus loin], je soupçonne la philosophie de n’être pas tout à fait innocente dans cette affaire. Pas dans le sens naturellement où Hitler pourrait être rapproché de Platon […]. Mais sans doute au sens où cette philosophie occidentale n’a jamais eu une conception claire du politique et ne pouvait en avoir parce qu’elle parlait forcément de l’homme individuel et traitait accessoirement la pluralité effective 8. 4 Au-delà de la philosophie, la perte de la pluralité concerne aussi l’histoire. Au cours des XIXe et XXe siècles, les manuels d’histoire fourmillaient d’événements sans protagonistes. Ils évoquaient puissances, nations, peuples, alliances, groupes d’intérêts mais très rarement des êtres humains 9. Comme le soupçonnait déjà l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger, dont l’œuvre est toujours très attentive au passé, le langage de l’histoire a commencé à faire disparaître les individus derrières des catégories : L’histoire est montrée sans acteur, les gens qu’elle décrit n’y sont que des figurants, à l’instar d’un décor de scène qui fait une tache sombre en arrière-plan. On y parle des chômeurs ou des hommes d’affaires […]. 5 Dans ces conditions, même les prétendus hommes qui font l’histoire nous apparaissent sans existence réelle : Le sort de ceux que la destinée ignore royalement prend sa revanche sur leur succès. Ils ont une allure figée de pantins et ressemblent à ces figurines de bois qui remplacent les hommes dans les peintures de De Chirico 10 6 Le prix à payer pour cette désertification du passé au niveau éthique et politique s’avère très élevé. Selon la formule d’Isaiah Berlin, si l’on occulte la dimension individuelle de l’histoire, Alexandre, César, Attila, Mohammed, Cromwell et Hitler s’apparentent à des inondations, des séismes, des couchers de soleil, des océans ou des montagnes ; nous pouvons les admirer ou les craindre, les accepter ou les maudire, mais dénoncer ou porter aux nues leurs actions serait aussi raisonnable que de sermonner un arbre. 7 La formule me paraît d’une importance capitale ; elle signale la façon dont le relativisme attaque le principe de la responsabilité individuelle et montre en quoi le relativisme n’est pas uniquement un trait caractéristique de l’historiographie prétendument post- moderne, inspirée par Nietzsche, mais qu’il est aussi caractéristique d’une lecture impersonnelle de l’histoire, qui se contente de décrire la réalité à travers des relations de pouvoir désincarnées. Isaiah Berlin précise : L’éloge et le blâme, la croyance qu’une action est préférable à une autre, la dénonciation ou la justification des grandes figures du présent et du passé deviennent alors parfaitement absurdes. L’admiration ou le mépris pour telle ou telle personnalité historique a beau être une pratique courante, elle n’en relève pas moins d’un jugement purement esthétique 11. Ecriture biographique et écriture de l’histoire aux XIXe et XXe siècles Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 45 | 2011 2 Histoire et biographie : le vrai et la vraisemblance 8 À quel moment a eu lieu le sacrifice de la dimension individuelle et comment s’est-il produit ? La frontière qui sépare l’histoire de la biographie a toujours été incertaine et conflictuelle. Thucydide manifestait déjà à son époque un mépris royal pour tout ce qui avait trait à la biographie. Il n’y a guère de place pour un genre narratif qui s’attache à séduire un public populaire, dans l’historio-graphie universelle et précise, que le grand historien grec envisage d’écrire. Deux siècles plus tard, Polybe rappelle que l’approche biographique de l’histoire, fondée sur les moyens de la tragédie, crée des confusions entre la poétique et l’histoire proprement dite. Ces conceptions s’inscrivaient dans un vaste débat historiographique de l’époque, où s’affrontaient l’idéal du vrai et la vraisemblance ( verisimilem), qui avait la faveur du sophiste Gorgias. Contrairement aux conceptions de certains historiens des IVe et IIIe siècles avant notre ère (Philarque ou Duryde de Samos par exemple), qui avaient pour projet de transformer l’histoire en représentation dramatique fondée sur une imitation exacte de la réalité (mimesis), Polybe entendait fixer et transmettre la vérité objective 12. 9 La distinction entre histoire et biographie est aussi convoquée par ceux qui, dans le camp opposé, écrivent des biographies. À l’époque impériale, Plutarque manifestait peu d’intérêt pour les éléments structurels mais défendait la primauté des signes distinctifs de l’âme sur l’étiologie politique : Écrivant dans ce livre la vie du roi Alexandre et celle de César, qui abattit Pompée, nous ne ferons d'autre préambule, en raison du grand nombre de faits que comporte le sujet, que d'adresser une prière à nos lecteurs : nous leur demandons de ne pas nous chercher chicane si, loin de rapporter en détail et minutieusement toutes les actions célèbres de ces deux hommes, nous abrégeons le récit de la plupart d'entre elles. En effet nous n'écrivons pas des histoires, mais des biographies, et ce n'est pas dans les actions les plus éclatantes que se manifestent la vertu ou le vice. Souvent, au contraire, un petit fait, un mot, une plaisanterie montrent mieux le caractère que des combats qui font des milliers de morts, que les batailles rangées et les sièges les plus importants. Aussi, comme les peintres saisissent la ressemblance à partir du visage et des traits de la physionomie, qui révèlent le caractère, et se préoccupent fort peu des autres parties du corps, de même il faut nous permettre de pénétrer de préférence dans les signes distinctifs de l'âme et de représenter uploads/Histoire/ loriga-sabina-ecriture-biographique-et-ecriture-de-l-x27-histoire-aux-xixe-et-xxe-siecle.pdf
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- Publié le Apv 15, 2022
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
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