Les historiens de l’art français et le vandalisme allemand : la cathédrale de R
Les historiens de l’art français et le vandalisme allemand : la cathédrale de Reims au cœur de la propagande de guerre Isabelle FLOUR Doctorante en histoire de l’art, université Paris I – Panthéon-Sorbonne La cathédrale ressemblait à un martyr qui venait de traverser les supplices et que ses bourreaux n’avaient pu achever. Elle avait eu, elle aussi, sa Passion : à sa beauté s’ajoutait désormais la sainteté1. Au sein du kaléidoscope d’images nées de la Première Guerre mondiale, il en est une singulière qui a particulièrement hanté la presse généraliste ainsi que la littérature spécialisée d’histoire de l’art : celle de la « Passion » de la cathédrale de Reims. Incendiée par des obus allemands le 19 septembre 1914, la cathédrale, ou plutôt son image, devint le fer de lance de la propagande française dès le début du conflit mondial, entraînant une immense vague de protestations à l’échelle internationale, ainsi que l’a analysé Yann Harlaut2. Si la littérature d’histoire de l’art n’a joué qu’un rôle confidentiel et marginal dans la propagande française, notamment en raison de sa moindre réactivité à l’actualité, il n’en demeure pas moins que cette littérature à statut scientifique s’est faite l’écho de la propagande populaire, sans que l’on puisse toujours distinguer avec certitude la part de l’initiative privée de celle de l’appareil d’État – certains historiens de l’art intervenant en leur double qualité d’érudit et d’agent de l’administration des beaux-arts. La production imagée, sans avoir recours aux grossières caricatures de la presse populaire3, se limitait aux photographies de la cathédrale en flammes et des dégâts occasionnés par les bombardements, comme autant de « témoins irrécusables » du « crime allemand ». Au beau milieu d’une floraison de textes de spécialistes reconnus4, les photographies venaient accréditer des écrits quant à eux entachés à divers degrés des topoï de la propagande. Pareils discours se manifestèrent également par le truchement d’expositions ou d’actualisations de muséographies préexistantes, ou encore au cœur de débats concernant la restauration attendue de la cathédrale martyre, participant d’une esthétique de la ruine. Au comble de l’effusion patriotique et xénophobe, l’écriture de l’histoire de l’art elle-même tressaillit alors de l’effet de souffle des bombardements allemands, allant jusqu’à dénier toute capacité d’invention à l’art allemand, et ne révélant que plus clairement cette « crise allemande de la pensée française », selon le mot de Claude Digeon, marquant la IIIe République d’avant la Grande Guerre. 1. E. Mâle, « La cathédrale de Reims (à propos d’un livre récent) », p. 73. 2. Y. Harlaut, « La cathédrale de Reims du 4 septembre 1914 au 10 juillet 1938. Idéologies, controverses et pragmatisme ». 3. Ibid., p. 88-115. Voir aussi Y. Harlaut, « L’incendie de la cathédrale de Reims, 19 septembre 1914. Fait imagé… Fait imaginé… », ainsi que M. Bouxin, « Le martyre de la cathédrale : la riposte de la satire ». 4. M. Passini, « Martirio e resurrezione di Reims. Dispute novecentesche su una cattedrale », dresse un inventaire détaillé de ces monographies ou périodiques consacrés à la cathédrale de Reims ou plus largement aux monuments ayant subi les outrages de la guerre. Parmi les monographies consacrées à la cathédrale et pourvoyeuses d’iconographie, on peut citer : G. Tarpel, Reims, cathédrale nationale ; mais surtout A. Demar- Latour, Ce qu’ils ont détruit ; P. Antony-Thouret, Pour qui n’a pas vu Reims au sortir de l’étreinte allemande, en outre des publications mentionnées au fil de cet article. Usages militants des œuvres d’art 126 « Le supplice, la martyre et le bourreau » : la guerre vue par les historiens de l’art français Le feu aux poudres L’incendie du 19 septembre 1914 (fig. 1) marque le début du « supplice » subi par la cathédrale de Reims, en même temps que le coup d’envoi des campagnes de propagande de part et d’autre de la ligne de front5. La stabilisation du front à proximité de Reims après la contre-offensive brisée de la Marne en septembre, va pendant quatre années soumettre la ville à de constants bombardements par les Allemands installés dans les forts voisins. Bien qu’en définitive la cathédrale semble avoir été relativement épargnée par comparaison à la ville elle-même (les pressions diplomatiques auront dévié les tirs allemands de l’antique édifice), l’incendie du 19 septembre à lui seul aura été suffisamment destructeur et inattendu pour attirer l’opprobre international sur les Allemands. FIG. 1. – La cathédrale de Reims en flammes, photographie Jules Matot, d’après C. Enlart, La Cathédrale de Reims, p. 44. © Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. Il est vrai que la physionomie de l’édifice en aura été sensiblement altérée (fig. 2) : les obus mirent le feu à l’échafaudage installé pour la restauration de la façade, puis à la charpente des combles et enfin à l’ensemble de l’édifice dont le sol avait été couvert de paille pour y coucher des blessés allemands. L’effondrement de l’échafaudage a abîmé les statues de la façade, le clocher s’est effondré, et la toiture de plomb a ruisselé par les gargouilles, laissant les voûtes à nu (fig. 3 à 6). 5. À l’instar de Dario Gamboni (cf. The Destruction of Art, p. 42-43), nous laissons délibérément de côté la quête d’une reconstitution objective des faits pour nous concentrer sur la perception, quant à elle tout à fait inobjective de ces mêmes faits. Néanmoins, pour des récits des bombardements de la ville et de la cathédrale de Reims, on peut se référer aux récits presque contemporains des événements : W. Warren, État de la cathédrale de Reims après le bombardement par l’Allemagne et M. Landrieux, La Cathédrale de Reims : un crime allemand. Pour un bilan de la journée du 19 septembre, voir Y. Harlaut, « La cathédrale de Reims du 4 septembre 1914 au 10 juillet 1938 », op. cit., p. 38-47, et pour un bilan des bombardements pendant la guerre, ibid., p. 164-191. Voir également L. Réau, Histoire du vandalisme : monuments détruits de l’art français, p. 843-844 ; ainsi que N. Lambourne, « Production versus Destruction : Art, World War I and Art History ». Les historiens de l’art français et le vandalisme allemand… 127 FIG. 2a. et 2b. – Vues de la cathédrale de Reims, avant et après l’incendie du 19 septembre 1914. En haut : vue prise du nord-est, photographie des Monuments historiques. En bas : vue d’ensemble après l’incendie, photographie Georges Huart, d’après C. Enlart, op. cit., p. 7. © Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. FIG. 3a. et 3b. – Vues des combles après l’incendie. En haut : le haut des tours depuis le bombardement. La tour du nord-ouest est totalement calcinée et son couronnement est gravement mutilé par les obus. En bas : vue prise de la tour du sud-ouest après l’incendie des combles, partie orientale de la cathédrale et chapelle de l’archevêché. Photographies Jules Matot, d’après C. Enlart, op. cit., p. 50. © Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. Usages militants des œuvres d’art 128 FIG. 5. – Le portail nord-ouest avant le bombardement, cliché de L’Illustration, d’après C. Enlart, op. cit., p. 36. © Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. FIG. 6. – Le portail nord-ouest après le bombardement, cliché de L’Illustration, d’après C. Enlart, op. cit., p. 39. © Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. FIG. 4a. et 4b. – Les portails de la façade avant et après les bombardements. En haut : les portails occidentaux, photographie des Monuments historiques. En bas : le côté nord de la façade après le bombardement, photographie Jules Matot, d’après C. Enlart, op. cit., p. 21. © Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art. Les historiens de l’art français et le vandalisme allemand… 129 Les Français reviendront à plusieurs reprises sur le thème de la cathédrale otage, qui aurait été bombardée par vengeance lors des revers subis par l’armée allemande6, mais dès septembre 1914, il ne fait pas de doute pour eux que le bombardement a été délibéré et prémédité, nonobstant les communiqués allemands arguant de la présence, jamais vérifiée, d’un poste d’observation français dans une tour de la cathédrale. Les premiers communiqués officiels français (19 et 20 septembre) mettent le feu aux poudres médiatiques en précisant que la cathédrale a été visée « sans raison militaire » et « pour le seul plaisir de détruire7 ». Tous les historiens de l’art sans exception entonneront la même antienne fondant l’accusation de crime de guerre imputé aux Allemands8. En revanche, deux représentants de l’État, Paul Léon et Paul Vitry9, nuanceraient ces accusations, alléguant que la cathédrale aurait pu être réduite en cendres si les Allemands en avaient formé le projet. Un symbole national pour cible Les historiens de l’art français ont cependant tôt fait de trouver les mobiles de ces actes de vandalisme considéré comme délibéré. La cathédrale de Reims est en effet la cathédrale nationale par excellence, non seulement par son style « français », mais en premier lieu par les événements historiques qui s’y rattachent, à savoir le sacre des rois de France et le baptême de Clovis. Pour Louis uploads/Histoire/ les-historiens-de-l-art-francais-et-le-v.pdf
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- Publié le Mar 12, 2022
- Catégorie History / Histoire
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