Votre livre s’adresse en priorité aux stagiaires de l’Ecole de guerre, experts

Votre livre s’adresse en priorité aux stagiaires de l’Ecole de guerre, experts de leur arme d’origine auxquels il importe de fournir une vision généraliste de l’art de la guerre. Mais il ne manquera pas d’intéresser nombre de chefs d’entreprise confrontés aux réalités de la guerre économique. Pensez-vous que cette dimension stratégique soit suffisamment étudiée en dehors du monde militaire ? Il est certain que la stratégie reste en France une discipline sinon confidentielle, à tout le moins éloignée des préoccupations du grand public. Cela n’a pas toujours été le cas, ne serait-ce qu’en raison de l’existence du Service national jusqu’à la dernière décennie du XX° siècle. Il ne transformait pas le premier appelé venu en stratège, mais contribuait à donner une teinture militaire à sa culture générale. Cette teinture pouvait ensuite s’affiner par la lecture d’ouvrages grand public comme ceux de Georges Blond, qui ont suscité chez beaucoup de Français une appétence pour la stratégie. S’agissant du bénéfice que le monde de l’entreprise pourrait tirer de cette discipline, je tiens d’abord à rappeler l’avis de mon maître Hervé Coutau-Bégarie, qui voyait une différence fondamentale entre l’économie et la guerre : la première admet des solutions gagnant-gagnant, tandis que la seconde implique une issue gagnant-perdant. Il n’en reste pas moins, évidemment, que toute volonté de puissance économique peut dégénérer en confrontation, voire en conflit ouvert. La théorie du "doux commerce" défendue par Montesquieu doit donc être sérieusement amodiée, car la réalité se caractérise plutôt par l’alternance de séquences pacifiques et de moments de tension au cours desquelles les moyens mis en œuvre pour l’emporter, à commencer par l’espionnage industriel et le sabotage, s’inspirent directement de la stratégie. Il est clair que nous traversons l’une de ces périodes. Comment ne pas souhaiter, dans un tel contexte, que la culture stratégique prenne sa juste place dans l’enseignement dispensé aux futurs responsables économiques ? CLES - Les entretiens géopolitiques mensuels du directeur - HS n°81 - Janvier 2019 - www.grenoble-em.com - 1 - HS80 Novembre 2018 Stratégie : les leçons de l'Ecole de guerre Jean-François Fiorina s’entretient avec Martin Motte Martin Motte. Il dirige avec Georges-Henri Soutou, Jérôme de Lespinois et Olivier Zajec le MOOC Cours de stratégie de l'Ecole de Guerre dont les sept premiers volets, mis en ligne par France Université Numérique, ont été suivis, en octobre-novembre 2018, par 11 500 internautes. Tout le monde connaît la formule célèbre de Clausewitz : "La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens". Le père de la stratégie moderne en dirait-il autant aujourd’hui de l’économie, souvent décrite comme un champ de bataille sans frontières avec ses vainqueurs, ses vaincus, ses blessés et ses morts ? Si la guerre économique présente de sérieuses analogies avec la guerre tout court, ne nous laissons pas pour autant piéger par les raccourcis trompeurs, nous rappelle ici Martin Motte, professeur à l’Ecole de guerre dont les cours de stratégie, rassemblés sous le titre, La mesure de la force, ont été publiés l'an dernier chez Tallandier. Une synthèse à la fois érudite et lumineuse que liront avec profit tous ceux qui, au-delà de la sphère militaire, se destinent à exercer des responsabilités dans le monde qui vient. Les entretiens mensuels géopolitiques du directeur Comprendre Les Enjeux Stratégiques CLES HS81 janvier 2019 CLES - Les entretiens géopolitiques mensuels du directeur - HS n°81 - Janvier 2019 - www.grenoble-em.com - 2 - On constate chaque jour le rôle que jouent les sanctions économiques dans la politique étrangère des Etats-Unis, qui se servent de l’extraterritorialité du dollar pour désarmer leurs concurrents commerciaux… et les contraindre, ipso facto, à modifier leurs politiques étrangères. Pour paraphraser Clausewitz, la guerre peut-elle devenir la poursuite de l’économie par d’autres moyens ? À l’évidence oui, et cette tendance n’est pas nouvelle : elle est ancrée dans la tradition américaine depuis plus d’un siècle, sous l’effet, notamment, du darwinisme social. Dans un livre intitulé Le problème de l’Asie et son impact sur les relations internationales, publié en 1900 et régulièrement réédité, l’amiral Mahan, fondateur de la doctrine navale américaine, soutient qu’il existe une analogie fondamentale entre la guerre et l’économie. À ses yeux, le pendant économique de l’offensive est le libre-échange et le pendant de la défensive est le protectionnisme. Dans cette perspective pragmatique, protectionnisme et libre- échange ne sont pas deux dogmes exclusifs l’un de l’autre, mais deux postures tactiques complémentaires : on adopte la première quand on est faible et on passe à la seconde lorsqu’on devient puissant… y compris en allant jusqu’à déclencher un conflit armé pour forcer l’entrée de marchés protégés, comme les Anglais l’ont fait en Chine avec les guerres de l’opium. On peut aussi recourir à la guerre pour briser le dynamisme commercial d’un concurrent trop envahissant… Le livre de Mahan, censé décrire les rapports de force entre l’Amérique et l’Asie à l’époque où il a été écrit, vaut à bien des égards pour la situation du début du XXI° siècle. Vous insistez beaucoup, dans votre ouvrage, sur la nécessité de toujours garder en tête les classiques de la géopolitique américaine, de Mahan à Brzezinski en passant par Spykman, qui a imposé le concept de Rimland – la périphérie de l’Eurasie, par opposition au Heartland, cœur de la puissance continentale. La focalisation américaine sur l’Iran et sur le Caucase est-elle la preuve que ces concepts sont plus que jamais d’actualité ? Cela ne fait aucun doute. Ce qui est frappant, s’agissant des Etats-Unis, c’est la continuité de certains leitmotive, en particulier ceux développés par Mahan. Il pensait par exemple que les relations internationales sont structurées par la lutte entre l’empire des steppes eurasiatiques – une immensité qui se défend contre l’extérieur mais aussi contre ses forces centrifuges au moyen d’institutions autoritaires – et les puissances anglo-saxonnes, dont la prospérité repose sur la liberté des mers… et l’exportation de la démocratie libérale ! Spykman a grosso modo validé ce schéma, ajoutant que le véritable enjeu de la lutte était le contrôle du Rimland. Brzezinski ne dit guère autre chose. On pourrait aussi ajouter deux auteurs moins connus en France : Homer Lea et Earl Hancock Ellis. Le premier avait anticipé dès les années 1900 la guerre du Pacifique en indiquant les atolls dont la possession permettrait de contrôler cet océan ; ces atolls restent aujourd’hui encore des points d’appuis indispensables à la stratégie américaine en direction de l’Asie- Pacifique. Ellis, pour sa part, est le père de la doctrine amphibie que les Américains ont mise en œuvre dans la guerre contre le Japon. Or, ces quatre hommes ont pour point commun d’être morts dans la première moitié du XX° siècle : Lea en 1912, Mahan en 1914, Ellis en 1923, Spykman en 1943. Même si leurs œuvres furent à bien des égards prophétiques, elles ne peuvent embrasser tout le spectre de la géopolitique contemporaine, donc inspirer de nouvelles stratégies. C’est sans doute un point faible des élites politiques américaines d’aujourd’hui, qui recyclent beaucoup mais n’innovent pas assez. Cela les amène à négliger certains enjeux. Par exemple ? Par exemple, les conséquences du réchauffement climatique. En "décongelant" la Sibérie, ce phénomène procure davantage de facilités qu’au siècle dernier pour exploiter les ressources du Heartland – non seulement les gisements de gaz et de pétrole, mais aussi les terres agricoles, dont les rendements pourraient s’améliorer. De même, le réchauffement climatique facilite l’accès à l’océan Arctique, ce qui contribue à aviver certaines tensions. Même absence de réflexion innovante sur l’Afrique. Les auteurs qui continuent à inspirer la stratégie américaine en ont très peu traité, pour la bonne raison qu’elle était entièrement colonisée à l’époque où ils écrivaient : ils ne l’ont donc jamais envisagée A force de recycler leurs grands auteurs de la première moitié du XX° siècle, les élites politiques américaines ont eu tendance à négliger les enjeux qui caractérisent le début du XXI°. Ceux liés, en particulier, aux conséquences du réchauffement climatique et à l'émergence de l'Afrique comme moteur démographique de la planète. CLES - Les entretiens géopolitiques mensuels du directeur - HS n°81 - Janvier 2019 - www.grenoble-em.com - 3 - comme autre chose qu’une périphérie de l’Eurasie. Or l’Afrique est désormais composée d’États indépendants, elle est devenue le moteur démographique de la planète et se voit, en sus, frappée de plein fouet par le réchauffement climatique, grand pourvoyeur de migrations et de mouvements belligènes… Voilà qui mériterait tout de même qu’on s’y intéresse ! Les grands géopoliticiens américains du XX° siècle ne pouvaient pas davantage imaginer la révolution des missiles de croisière. Or, ceux-ci gomment la césure entre le Heartland et le Rimland : depuis 2016, les Russes ont ainsi pu frapper directement des positions de Daech, entité située dans le Rimland, avec des missiles tirés depuis des navires évoluant en Caspienne, donc en plein Heartland. Cela ne s’était jamais produit auparavant. Enfin, je citerai comme nouveau facteur stratégique la territorialisation des mers. Du temps de Mahan ou de Mackinder, son contemporain britannique, ces dernières n’étaient étudiées que comme voies de communication stratégiques entre des théâtres d’opérations terrestres ; aujourd’hui, le uploads/Histoire/ geopolitique-de-la-guerre.pdf

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  • Publié le Mai 31, 2022
  • Catégorie History / Histoire
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