Introduction Archéologie et anthropologie : chemins parcourus et engagements pa

Introduction Archéologie et anthropologie : chemins parcourus et engagements partagés Nathan Schlanger* Anne-Christine Taylor** L a diversité et la richesse des contributions rassemblées dans ce volume nous incitent à les mettre en perspective à partir d’une réflexion plus générale sur l’archéologie et l’anthropologie. Dans cette introduction, nous nous proposons d’explorer quelques-uns des liens tissés, et pour certains défaits puis renoués, entre ces deux disciplines au long des deux derniers siècles. En partant de questions terminolo- giques, conceptuelles et pratiques, en identifiant des affinités théma- tiques et des préoccupations partagées, notre intention est de mettre en lumière quelques-uns des enjeux et des responsabilités auxquels ces disciplines sont confrontées aujourd’hui. Trajectoires Les rapports entre archéologie et anthropologie n’ont pas toujours été clairs ni soutenus. Ces disciplines se sont elles-mêmes transformées aussi bien du point de vue de leurs finalités que de leurs traditions et de * Inrap, UMR « Trajectoires » ; GAES, University of the Witwatersrand, Johannesburg. ** Musée du quai Branly. 11 leurs champs d’action, en se reconfigurant et se repositionnant pour des raisons autant intellectuelles qu’institutionnelles et pratiques. Cette variabilité se perçoit déjà sur le plan de la terminologie. Le concept d’archéologie, appliqué à l’étude des vestiges matériels du passé, est rela- tivement stable et homogène, même si, nous le verrons, les développe- ments de cette discipline et les définitions du passé dont elle traite sont actuellement en cours de réévaluation. Plus complexe est le concept d’anthropologie, qui a fait l’objet de définitions et d’usages divers au cours du temps et en fonction des différentes traditions de recherche [Bonte et Izard, 2007]. « Anthropologie », en français, a longtemps désigné presque exclusivement l’étude physique ou biologique de l’homme, mise en rapport avec des vestiges paléontologiques ou des populations actuelles. L’étude des mœurs et des coutumes de ces popula- tions, c’est-à-dire leur « ethnographie » (études ciblées ou monogra- phiques) ou leur « ethnologie » (avec des visées plus généralistes et comparatives), correspond à ce que la tradition anglo-saxonne nomme « anthropologie sociale ou culturelle ». Sauf indication contraire, c’est à cette anthropologie que l’on se référera ici, ainsi que dans l’ensemble du volume. Dans la tradition nord-américaine, cette anthropologie sociocultu- relle appartient au domaine plus étendu de l’anthropologie prise au sens large, qui inclut aussi les champs de la linguistique, de l’anthro- pologie biologique et de l’archéologie. Ce lien intellectuel et institu- tionnel a le mérite d’être clair et explicite, et l’on peut en apprécier les apports considérables. La Four field anthropology suscite aujourd’hui encore des démarches et des recherches collectives, en particulier au sein de l’American Anthropological Association, ainsi que par le truchement de fondations internationales telle la Wenner-Gren Foun- dation for Anthropological Research. Cependant, cette cohérence disciplinaire est actuellement remise en question, notamment en raison de divergences méthodologiques et épistémologiques entre ses divers praticiens. En ce qui concerne plus particulièrement l’archéo- logie, son ancrage au sein de l’anthropologie a aussi pour consé- quence de la faire se détourner des recherches sur les « civilisations anciennes », classiques et orientales, et plus généralement des méthodes et des problématiques des disciplines historiques. Les impli- cations de cette position sont plus évidentes encore quand on se déplace du Nouveau Monde vers l’Ancien. Pour s’en tenir à la France – mais des analyses similaires pourraient être faites pour les pays La préhistoire des autres 12 germanophones et scandinaves –, divers découpages disciplinaires font que l’archéologie classique reste encore associée à l’histoire ou à l’histoire de l’art, tandis que l’archéologie préhistorique comprend une forte composante naturaliste, en liaison avec les sciences de l’environ- nement [Biehl et al., 2002 ; Demoule et al., 2009 ; Thiébault, 2010]. Transposés dans notre paysage académique (Université, CNRS…), les rapports entre archéologie et anthropologie se révèlent moins fréquents en France qu’outre-Atlantique, mais peut-être aussi moins routiniers. L’essoufflement de la Four field anthropology tient aussi à sa longé- vité. Aussi louables qu’aient été les visées scientifiques et relativistes qui l’ont fait naître au début du XXe siècle, cette conception unitaire reposait en fait sur des bases essentiellement évolutionnistes, héritées des décennies précédentes. Lorsque l’homme exotique est devenu un sujet colonisé, un sujet qu’il fallait apprendre à connaître autant pour le civiliser que pour l’administrer, lorsque, paléontologie et géologie aidant, s’est ouverte une vaste profondeur du temps pour les premiers âges de l’humanité, la science de l’homme qui s’ensuivit fut essentiel- lement une science de l’Autre – non civilisé, prémoderne, non occi- dental, préindustriel –, un Autre éloigné aussi bien dans l’espace que dans le temps. Cette affinité fondatrice entre préhistorique et primitif, entre hommes fossiles et hommes sauvages (pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Armand de Quatrefages) a elle-même des antécédents dans la pensée occidentale. Après la découverte des Amériques, ses habitants indigènes ont été assimilés aux Anciens, et perçus en quelque sorte de la façon dont les barbares l’avaient été par les Grecs. Par un effet de retour, les arts et coutumes de ces indigènes ont servi à éclairer les antiquités préromaines, celtiques et antédiluviennes que l’Europe commençait à exhumer de son sol, comme l’ont montré Alain Schnapp [1998] et François Hartog [2005]. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, primitifs et préhistoriques ont les uns comme les autres servi de points de repère ou de bornes milliaires à une conception résolument évolutionniste qui aboutit, à travers différentes étapes de développement social, politique, écono- mique, technique, artistique et religieux, à l’apogée que représente l’homme blanc occidental. Les schémas qui passent graduellement de la « sauvagerie » à la « barbarie » puis à la « civilisation », tel celui élaboré par L. H. Morgan dans son Ancient Society de 1877, ont leurs pendants spatiaux et temporels. Voyager aux antipodes, observer les Introduction 13 autochtones de la Terre de Feu, de l’Afrique australe ou encore du cercle polaire, c’est voyager vers les temps des origines. Ainsi, l’archéo- logie préhistorique donnait aux anthropologues et aux philosophes des éléments pour imaginer un état premier, tout en élaborant un cadre historique et un support empirique adéquats à la marche du progrès. Pour ce qui est de l’anthropologie, cette proximité initiale s’est vue rapidement dépassée. Dès le tournant du XXe siècle et le premier conflit mondial, le paradigme évolutionniste et le diffusionnisme à sa suite cédèrent la place à des approches fonctionnalistes et culturalistes. Loin de chercher à positionner des groupes sur une échelle de développe- ment nécessairement eurocentrique, ou à cartographier leurs aires d’origine et leurs routes de migration, l’enjeu consiste, avec Bronislaw Malinowski et A. R. Radcliffe-Brown, à comprendre le fonctionnement des sociétés, leurs structures de pouvoir et de parenté, chacune étudiée intensivement, par « observation participante ». Autour de Franz Boas et de ses élèves, l’approche culturaliste se concentre sur ces manières de faire et de penser que recouvre le concept de culture. Présente dans toutes les sociétés humaines et actualisée selon des modalités propres à chacune d’elles, chaque culture devrait être perçue et comprise dans ses propres termes et devrait être étudiée sans jugements de valeur. L’anthropologie contemporaine adhère encore, pour l’essentiel, à cette conception, à ceci près que, dans le sillage de Claude Lévi-Strauss, elle conçoit la culture d’un collectif donné comme un effet de perspective lié à l’exercice du « regard éloigné » propre à l’ethnologue, plutôt que comme une propriété intrinsèque à telle ou telle société [Wagner, 1981 ; Strathern, 1988 ; Viveiros de Castro, 2009]. L’archéologie – et principalement l’archéologie préhistorique – a été bien plus lente à s’émanciper de ces affinités séduisantes entre l’« ailleurs » et l’« avant » [Fauvelle-Aymar et al., 2007]. Avec ses données muettes et lacunaires, en manque d’acteurs vivants à observer et à interroger, elle s’est développée dans la dépendance de l’anthropo- logie. La pratique de l’analogie directe lui a permis de puiser dans les sources ethnographiques un « référentiel » primitif, soit de façon géné- rique, pour concevoir des groupes anciens à l’image de contempo- rains (des Bushmen, ou encore des Eskimos, comme modèles des groupes paléolithiques), soit, plus particulièrement, pour tenter d’expliquer tel ou tel vestige préhistorique (un certain type d’outil de La préhistoire des autres 14 pierre, une scène peinte sur une paroi de caverne…) en référence à des observations actuelles. C’est face à cette conception que se comprendront, dans ce volume, les commentaires résolument critiques d’Alain Testart sur les haches polies des Aborigènes australiens, de Margaret Conkey sur les interprétations de l’art pariétal à Lascaux et ailleurs, d’Augustin Holl sur les premières interprétations des « mégalithes » sénégambiens, ou encore ceux de Carole Ferret sur le nomadisme comme « stade » de développement. En dépit de ses limitations flagrantes – comparaisons hasardeuses et hors contexte, formalisme réducteur dans le choix des traits, etc. –, ce genre d’analogie continue d’être utilisé tant par les médias que par le grand public : n’entend-on pas dire encore de nos jours que les Papous (dont nous parlent ici – et bien autrement ! – Pierre Lemonnier et Ludovic Coupaye) vivent à l’âge de pierre ! Ce n’est qu’à partir des années 1970, et grâce à l’ethnoarchéo- logie, que uploads/Histoire/ fichier-introduction-archeo-et-anthropo-chemins-partages.pdf

  • 36
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Mar 31, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.4676MB