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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/3 En Ukraine, « le réseau Telegram peut être plus rapide que les bombes » PAR LAURENT GESLIN ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 6 MAI 2022 Captures d'écran de comptes Telegram ukrainiens. © Photomontage Mediapart Depuis le début de la guerre, l’application de messagerie instantanée est un outil de communication essentiel pour la population ukrainienne, et une arme de guerre pour l’armée de Kyiv. C’est par son biais que le Centre d’histoire urbaine de Lviv tente d’archiver cette mémoire immédiate du pays. Taras Nazaruk est responsable des projets d’histoire numérique au Centre d’histoire urbaine de Lviv, à l’ouest de l’Ukraine, qui s’est donné pour mission de documenter et d’archiver le conflit en cours dans le pays, notamment au travers des contenus postés sur la populaire application Telegram. Quel est l’objectifde vos projets? Taras Nazaruk :Nous essayons de mettre en place un «archivage d’urgence» de l’histoire contemporaine ukrainienne. Nous voulons documenter cette guerre, pour un temps où il sera possible de parler de ce conflit comme de quelque chose appartenant au passé. Nous n’avons aujourd’hui pas la distance nécessaire pour étudier ces événements, mais il est important de documenter tout ce que nous pouvons et de préserver ce qui pourrait être perdu. En tant que chercheurs, ce projet est aussi une façon de résister. Quand la guerre a débuté, le Centre d’histoire urbaine de Lviv a collecté de l’aide humanitaire et nous avons ouvert un abri contre les bombes dans notre salle d’exposition, au sous-sol. Nous avons attribué plusieurs bourses à des chercheurs ukrainiens, grâce à l’aide de nos partenaires internationaux, pour que ces derniers puissent quitter leur ville et venir travailler à Lviv. Mais nous avons surtout essayé d’utiliser nos compétences professionnelles. Depuis 2007, l’une des missions du centre est d’archiver les mémoires urbaines de l’Ukraine. Dans le cadre de la guerre, nous avons donc lancé quatre programmes. Captures d'écran des comptes du président Zelensky, du ministère de la défense ukrainien, des volontaires de Kyiv et de la mairie de Marioupol. © Photomontage Mediapart Tout d’abord, nous collectons des documents audiovisuels de ce qu’il se passe sur le front, et dans le reste du pays. Nous avons lancé un appel pour que les gens nous envoient leurs photos et leurs vidéos. Mais en temps de guerre, prendre des images dans l’espace public sans accréditation est problématique, donc nous demandons aux journalistes qui ont la possibilité de le faire de participer. Ces derniers peuvent nous envoyer leurs images, pour que nous puissions les archiver. Une autre partie de notre travail est de collecter des témoignages oraux, en essayant de faire le plus attention possible, pour ne pas traumatiser de nouveau ces gens qui ont déjà subi de grandes violences. Nous constituons également un journal de guerre avec des étudiants. Le quatrième projet, celui dont je m’occupe, consiste à archiver les informations qui circulent sur le réseau social Telegram, ce qui n’a encore jamais été fait à ma connaissance. Certains chercheurs travaillent à partir de Twitter, mais personne à partir de Telegram. Le réseau a pourtant pris en Ukraine une place fondamentale depuis le déclenchement du conflit. C’est même devenu l’un des outils de communication les plus importants de la guerre, car il est très efficace pour échanger rapidement de façon horizontale. Les gens utilisent le réseau pour se coordonner, pour organiser la collecte et la distribution de l’aide humanitaire, pour évacuer des gens, pour soutenir matériellement l’armée, pour construire des abris,etc. Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/3 Telegram est aussi une source précieuse d’informations. Ce fut particulièrement le cas dans les premiers jours de la guerre, alors que les médias traditionnels et les autorités n’avaient pas encore eu le temps de réagir. J’ai ainsi observé le gouffre énorme entre les informations que je collectais sur les groupes Telegram des différentes villes du pays, et ce qui était publié dans les principaux médias ukrainiens. Durant le siège de Marioupol, les quelques informations qui sortaient de l’agglomération passaient par Telegram. J’ai aussi réalisé que ce qui était important à Lviv ne l’était par forcément dans une ville du front. Marioupol avait son propre agenda, à propos des évacuations, de l’approvisionnement en eau, des bombardements,etc. C’est pour cela que nous avons pris le soin dès le départ du projet de lister plusieurs groupes et plusieurs chaînes, de façon géographique, mais aussi thématique. Combien de groupes archivez-vous? Nous suivons 400groupes. Nous avons à l’heure actuelle deux térabits de données, mais cela augmente en permanence. Les thématiques couvertes sont très vastes, cela va des opérations militaires à la vie quotidienne. Nous sommes plongés dans une guerre totale, donc tous les aspects de nos vies sont reliés à ce conflit. Nous suivons bien sûr les comptes officiels du gouvernement et des différentes institutions ukrainiennes, mais ce n’est pas le plus important. Les informations qu’ils publient sont généralement disponibles en plusieurs langues et elles ont moins de chance de disparaître car elles sont officielles. Nous collectons des informations sur l’état des infrastructures du pays, sur le réseau téléphonique, celui de distribution d’eau, sur le réseau ferroviaire, et sur l’état de leur destruction. Nous étudions les chaînes de propagande du Kremlin, et certains groupes des villes russes proches de la frontière, surtout ces derniers temps, alors qu’elles sont touchées par des explosions régulières. Nous documentons aussi la guerre de l’information et les utilisateurs qui s’organisent pour lancer des attaques numériques contre des institutions russes. Certaines chaînes Telegram publient par exemple des informations piratées sur les sites de l’armée russe, des listes de noms de soldats qui participent à la guerre. Ce qui montre que Telegram n’est pas seulement un réseau qui reflète ce qu’il se passe sur le terrain, mais qu’il est aussi un acteur de cette guerre. Le réseau Telegram joue un rôle militaire... Bien sûr. C’est l’une des armes de cette guerre. Le gouvernement ukrainien a mis en place un chatbot appelé «Il y a un ennemi», où les gens peuvent envoyer des photos et des informations sur les positions des troupes de l’armée russe, sur les déplacements des avions, des chars, de l’artillerie,etc. C’est de fait du renseignement. Il y a quelques jours, le ministère de la transformation digitale a souligné que plus de 280000messages avaient été envoyés par ce biais depuis le début de la guerre. L’armée collecte ces informations et les analyse le plus vite possible. Plusieurs chaînes Telegram étudient les résultats des tirs d’artillerie et font le compte des pertes militaires des deux camps. Il existe dans toutes les régions du pays des chaînes qui alertent sur les raids aériens. Les données publiées par ces dernières sont collectées et alimentent une carte en temps réel des frappes. Les gens détaillent ensuite où sont tombés les missiles, et quels dégâts ils ont occasionnés. Telegram influence donc directement le comportement de la population sur le terrain. Certains utilisateurs de la région de Kherson, sous occupation russe, informent les administrateurs de la chaîne de la ville de Mykolaïv, soixante kilomètres plus à l’ouest et toujours sous contrôle ukrainien, de l’heure des tirs des roquettes russes et de leurs directions. Les administrateurs du réseau de Mykolaïv sont donc en capacité de prévenir leurs abonnés de l’arrivée des missiles avant même qu’une alerte ne se déclenche! Telegram peut donc être plus rapide que les bombes. Certains des utilisateurs qui habitent dans les zones contrôlées par les Russes prennent des risques. Sur ce réseau, vous pouvez utiliser un pseudonyme ou Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/3 indiquer votre vrai nom. Ce qui peut bien sûr être dangereux. La question de la protection des données est pour nous très importante, car nous collectons des informations personnelles, des numéros de téléphone, des images,etc. Certaines personnes qui cherchent des disparus postent par exemple des dates de naissance, des photos... Nous ne voulons pas constituer des archives qui pourraient être utilisées autrement que pour de la recherche académique. Rien de ce que nous collectons n’est publié, nous ne faisons pour l’heure qu’un archivage d’urgence et nous avons une copie de nos serveurs à l’étranger, en cas de bombardements. Nous devons ensuite voir ce que nous allons faire avec ces données personnelles. Elles proviennent de chaînes publiques, mais une fois qu’elles ont été collectées, nous sommes responsables de leur sécurité. Est-ce la première fois que ce type d’archivage est mené durant une guerre? Avant la guerre, nous collections du matériel audiovisuel, nous n’avions jamais archivé d’informations provenant des réseaux sociaux. Nous sommes donc en phase d’apprentissage. Nous avons cherché s’il existait des projets similaires pour nous en inspirer, mais nous n’avons pour l’instant rien trouvé. Forensic Architecture, un groupe de recherche multidisciplinaire basé à l’Université de Londres, fait par exemple un travail différent, en utilisant des techniques et des technologies architecturales pour enquêter sur des cas de violence d’État et de violations des droits humains dans le monde. Quand la guerre sera terminée, comment pourrez- vous exploiter cette immense base de données? Je n’ai pas de réponse définitive uploads/Histoire/ en-ukraine-le-reseau-telegram-peut-etre-plus-rapide-que-les-bombes.pdf
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- Publié le Jui 10, 2021
- Catégorie History / Histoire
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