LA PRATIQUE DU GOÛT : DE PIERRE BOURDIEU À ANTOINE DE COURTIN Erec R. Koch Pres
LA PRATIQUE DU GOÛT : DE PIERRE BOURDIEU À ANTOINE DE COURTIN Erec R. Koch Presses Universitaires de France | « Dix-septième siècle » 2013/1 n° 258 | pages 45 à 54 ISSN 0012-4273 ISBN 9782130617990 DOI 10.3917/dss.131.0045 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2013-1-page-45.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Le siècle « classique » est essentiel pour comprendre chez Bourdieu le développement de son concept du goût et sa critique tranchante de Kant et de l’idéal kantien normatif, que l’Allemand limite au plaisir désintéressé devant toute création d’art. Bourdieu redonne au goût une signification plus éten‑ due : il en relève la présence dans presque toute interaction, toute transaction de la vie quotidienne. Le goût devient ainsi une modalité de la notion féconde d’habi‑ tus ; c’est‑à‑dire, une disposition sociétalement inculquée, source d’actions, de perceptions, de comportements et d’appréciations. Dans La Distinction, l’une des intuitions clefs de Bourdieu découle du glissement qu’il fait subir au goût, d’une faculté de discernement (faculté qui, historiquement, a résisté à toute définition précise et qui se résume par le « je ne sais quoi ») à une disposition qui génère des actions et des réactions attendues par la société. Le goût se révèle donc comme une pratique incarnée qui exige un espace social et physique pour sa performance : elle est jouée par le corps et s’y inscrit. On met en relief de cette façon non pas ce que sont le goût et le bon goût en tant qu’abstractions, mais plutôt comment ils sont mis en scène dans un endroit et un milieu spécifiques. Je me propose par la suite de dessiner la façon dont l’analyse de Bourdieu illumine l’inflexion problématique du goût au xviie siècle en examinant l’exemple du Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, texte capital d’Antoine de Courtin. À première vue, on sera peut‑être surpris par l’ouvrage choisi pour illustrer la ques‑ tion du goût, mais je compte montrer en recourant à Bourdieu qu’en effet ce traité est exemplaire, puisqu’il explique le goût en s’appuyant précisément sur la perfor‑ mance normative sociale. Un résumé succinct de l’analyse du goût faite par Bourdieu nous aidera à en suivre l’application à la culture française du xviie siècle. Comme nous l’avons déjà vu, Bourdieu conteste la vénérable tradition esthétique de Kant codifiée dans la Critique du jugement. Les principes fondateurs de l’esthétique kantienne sont doubles : d’abord, l’intellectualisation de l’expérience esthétique, terrain mitoyen, pour ainsi dire, entre le camp sensualiste anglais de Hutcheson (1694‑1746), Hume (1711‑1776) et Burke (1729‑1797), et celui des rationalistes allemands, © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 14/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 2.84.105.191) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 14/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 2.84.105.191) 46 La pratique du goût : de Pierre Bourdieu à Antoine de Courtin dont Leibniz (1646‑1716) et, surtout, Wolff (1679‑1754) et Baumgarten (1714‑1762) ; ensuite, la séparation voulue entre le jugement du goût, d’une part, et l’agréable et le bon, de l’autre. Pour Kant le goût normatif, ou « vrai », règne sur une expérience pure, désintéressée, universelle, expérience de la forme seule, ce qui permet à l’appréciation et à la création de s’établir dans le domaine de l’imagination plutôt que dans celui de l’expérience « réelle », « quotidienne ». Cette appréciation kantienne crée une frontière infranchissable, bannit toute autre forme d’expérience, comme si l’encadrement de l’objet d’art, la bordure qui le sépare du « réel », du monde socio‑économique, représentait aussi un divorce irrévocable d’avec les sentiments qui nous plongent dans les préoccupations socia‑ les de tous les jours. Pierre Bourdieu met en doute cette narration téléologique. Par des recensements, des sondages et les analyses sociologiques qui en dérivent, il met en lumière la désa‑ grégation de la distinction érigée par Kant entre le sensuel ou l’agréable non norma‑ tifs et les modalités du goût normatives, sublimées, intellectuelles. Plusieurs principes importants se dégagent de la critique de Bourdieu. Premièrement, il démontre que la prétention kantienne d’universalité pour les jugements esthétiques du goût n’a pas cours dans l’expérience concrète des classes sociales. En fait, le goût change de nature d’une classe à l’autre. Autrement dit, les objets que l’on trouve beaux diffèrent non seulement selon la classe sociale, mais même leur statut d’objets authentiques de l’expérience esthétique varie aussi. Sans surprise donc, le goût grand‑bourgeois et aristocratique se conforme à l’idéal kantien, tandis que celui des classes inférieures assume progressivement des formes moins « encadrées », « désintéressées ». Ainsi, par exemple, dans la classe ouvrière ne considère‑t‑on la photo comme « belle » que dans la mesure où elle est reconnaissable et qu’elle s’imprègne d’une « fonctionnalité » compatible avec le monde social environnant en prenant une inflexion éthique. Dans sa préface à l’édition anglaise de La Distinction, Bourdieu précise succinctement qu’il essaiera de donner une « scientific answer to the old questions of Kant’s critique of judgment, by seeking in the structure of social classes the basis of the systems of classification which structure perception of the social world and designate the objects of aesthetic judgment1 ». La graphie « systems » (au pluriel) semble tenir compte des variétés multiples et socialement dérivées du jugement esthétique. Il est significatif également que, s’éloignant du credo kantien, Bourdieu théorise la possibilité que le même mécanisme structure la « perception du monde social » et « les objets du plaisir esthétique », ce qui nous amène à ma seconde observation. Dès les premières pages de son étude, Bourdieu affirme que, sans la formation inin‑ terrompue depuis le xviie siècle d’une noblesse culturelle, la doctrine esthétique kan‑ tienne moderne ne serait pas si florissante aujourd’hui en France2. Bourdieu ajoute ailleurs que le « le regard esthétique pur » et désintéressé est une invention historique (et, en plus, assez récente) due à la transformation, au xixe siècle naissant, de l’œuvre d’art en objet de contemplation ; c’est‑à‑dire, dès le moment où les œuvres d’art se 1. Pierre Bourdieu, préface à l’édition en langue anglaise, Distinction: A Social Critique of the Judgment of Taste, trad. Richard Nice, Cambridge, MA, Harvard University Press, pp. xii‑xiv. 2. Pierre Bourdieu, « Introduction », La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. ii. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 14/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 2.84.105.191) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 14/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 2.84.105.191) 47 Erec R. Koch voient attribuer cette étiquette socialement instituée3. La thèse de Bourdieu est que, même sous ses formes kantiennes les plus pures et les plus raffinées, le goût n’est jamais tout à fait désintéressé. Nous l’avons déjà constaté plus haut dans l’exemple de l’esthétique populaire qui n’hésite pas à faire cohabiter l’agréable et le bon avec l’art, mais l’intérêt s’étend aussi à tous les objets du goût, quels qu’ils soient. Vu la diver‑ gence des goûts selon les classes, il y a aussi une différence notable dans le choix des objets de consommation culturelle. Le goût, modalité de l’habitus, est une disposi‑ tion et un principe génératifs de perceptions, de comportements et d’actions qui sont modelés socialement, pédagogiquement, et qui fondent les choix culturels : le goût fonctionne en tant que base de classement à la fois des objets et des sujets. Il n’est jamais purement désintéressé, mais à tout le moins sert‑il à exprimer l’appartenance, ou bien, peut‑être, l’aspiration, à une classe sociale. Aucun objet de consommation culturelle ne trahit plus efficacement le rang social du sujet, selon Bourdieu, que les objets d’art ; c’est‑à‑dire, la gamme socialement variable des objets ciblés par les juge‑ ments du goût4. Dans ce domaine, le goût confirme la distinction sociale véritable5. D’une manière qui rappelle la culture dix‑septiémiste, Bourdieu affirme que l’idéolo‑ gie sous‑tendant la classe dominante naturalise une telle distinction, « convertissant » ainsi « en différences de nature des différences dans les modes d’acquisition de la culture uploads/Histoire/ dss-131-0045.pdf
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- Publié le Nov 11, 2022
- Catégorie History / Histoire
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