Communications L'ancienne rhétorique [Aide-mémoire] Aide-mémoire Roland Barthes

Communications L'ancienne rhétorique [Aide-mémoire] Aide-mémoire Roland Barthes Citer ce document / Cite this document : Barthes Roland. L'ancienne rhétorique [Aide-mémoire]. In: Communications, 16, 1970. Recherches rhétoriques. pp. 172-223; doi : 10.3406/comm.1970.1236 http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1970_num_16_1_1236 Document généré le 03/06/2016 Roland Barthes L'ancienne rhétorique Aide-mémoire L'exposé que voici est la transcription d'un séminaire donné à l'École Pratique des Hautes Études en 1964-1965. A V origine — ou à l'horizon — de ce séminaire, comme toujours, il y avait le texte moderne, c'est-à-dire: le texte qui n'existe pas encore. Une voie d'approche de ce texte nouveau est de savoir à partir de quoi et contre quoi il se cherche, et donc de confronter la nouvelle sémiotique de l'écriture et l'ancienne pratique du langage littéraire, qui s'est appelée pendant des siècles la Rhétorique. D'où l'idée d'un séminaire sur l'ancienne Rhétorique: ancien ne veut pas dire qu'il y ait aujourd'hui une nouvelle Rhétorique; ancienne Rhétorique s'oppose plutôt à ce nouveau qui n'est peut-être pas encore accompli: le monde est incroyablement plein d'ancienne Rhétorique. Jamais on n'aurait accepté de publier ces notes de travail s'iZ existait un livre un manuel, un mémento, quel qu'il soit, qui présentât un panorama chronologique et systématique de cette Rhétorique antique et classique. Malheureusement à ma connaissance, rien de tel (du moins en français). J'ai donc été obligé de construire moi- même mon savoir, et c'est le résultat de cette propédeutique personnelle qui est donné ici : voici V aide-mémoire que j'aurais souhaité trouver tout fait lorsque j'ai commencé à m interroger sur la mort de la Rhétorique. Rien de plus, donc, qu'un système élémentaire d'informations, l'apprentissage d'un certain nombre de termes et de classements — ce qui ne veut pas dire qu'au cours de ce travail je n'aie été bien souvent saisi d'excitation et d'admiration devant la force et la subtilité de cet ancien système rhétorique, la modernité de telle de ses propositions. Par malheur, ce texte de savoir, je ne puis plus (pour des raisons pratiques) en authentifier les références : il me faut rédiger cet aide-mémoire en partie de mémoire. Mon excuse est qu'il s'agit d'un savoir banal: la Rhétorique est mal connue et cependant la connaître n'implique aucune tâche d'érudition; tout le monde pourra donc aller sans peine aux références bibliographiques qui manquent ici. Ce qui est rassemblé (parfois, peut-être même, sous forme de citations involontaires) provient essentiellement: 1. de quelques traités de rhétorique de l'Antiquité et du classicisme, 2. des introductions savantes aux volumes de la collection Guillaume Budé, S. de deux livres fondamentaux, ceux de Curtius et de Baldwin, 4. de quelques articles spécialisés, notamment en ce qui concerne le moyen âge, 5. de quelques usuels, dont le Dictionnaire de Rhétorique de Morier, l'Histoire de la langue française de F. Brunot, et le livre de R. Bray sur la formation de la doctrine classique en France, 6. de quelques lectures adjacentes, elles-mêmes lacunaires et contingentes (Kojève, Jaeger) 1. 1. Curtius (Ernst R.), La littérature européenne et le moyen âge latin, Paris, PUF, 1956, (traduit de l'allemand par J. Bréjoux lre éd. allemande, 1948). Baldwin (Charles S.), Ancient Rhetoric and Poetic Interpreted from Representative 172 L'ancienne rhétorique 0. 1. LES PRATIQUES RHÉTORIQUES La rhétorique dont il sera question ici est ce méta-langage (dont le langage- objet fut le « discours » ) qui a régné en Occident du ve siècle avant J.-C. au xix6 siècle après J-C. On ne s'occupera pas d'expériences plus lointaines (Inde, Islam), et en ce qui concerne l'Occident lui-même, on s'en tiendra à Athènes, Rome et la France. Ce méta-langage (discours sur le discours) a comporté plusieurs pratiques, présentes simultanément ou successivement, selon les époques, dans la « Rhétorique » : 1. Une technique, c'est-à-dire un « art », au sens classique du mot : art de la persuasion, ensemble de règles, de recettes dont la mise en œuvre permet de convaincre l'auditeur du discours (et plus tard le lecteur de l'œuvre), même si ce dont il faut le persuader est « faux ». 2. Un enseignement : l'art rhétorique, d'abord transmis par des voies personnelles (un rhéteur et ses disciples, ses clients) s'est rapidement inséré dans des institutions d'enseignement ; dans les écoles, il a formé l'essentiel de ce qu'on appellerait aujourd'hui le second cycle secondaire et l'enseignement supérieur ; il s'est transformé en matière d'examen (exercices, leçons, épreuves). 3. Une science, ou en tout cas, une proto-science, c'est-à-dire : a) un champ d'observation autonome délimitant certains phénomènes homogènes, à savoir les « effets » de langage ; b) un classement de ces phénomènes (dont la trace la plus connue est la liste des « figures » de rhétorique) ; c) une « opération » au sens hjelmslevien, c'est-à-dire un méta-langage, ensemble de traités de rhétorique, dont la matière — ou le signifié — est un langage-objet (le langage argumentatif et le langage « figuré »). 4. Une morale : étant un système de « règles », la rhétorique est pénétrée de l'ambiguïté du mot : elle est à la fois un manuel de recettes, animées par une finalité pratique, et un Code, un corps de prescriptions morales, dont le rôle est de surveiller (c'est-à-dire de permettre et de limiter) les « écarts » du langage passionnel. 5. Une pratique sociale : la Rhétorique est cette technique privilégiée (puisqu'il faut payer pour l'acquérir) qui permet aux classes dirigeantes de s'assurer la propriété de la parole. Le langage étant un pouvoir, on a édicté des règles sélectives d'accès à ce pouvoir, en le constituant en pseudo-science, fermée à « ceux qui ne savent pas parler », tributaire d'une initiation coûteuse : née il y a 2 500 ans de procès de propriété, la rhétorique s'épuise et meurt dans la classe de « rhétorique », consécration initiatique de la culture bourgeoise. Works, Gloucester (Mass.), Peter Smith. 1959 (lre éd. 1924). Medieval Rhetoric and Poetic (to 1400) Interpreted from Representative Works, Gloucester (Mass), Peter Smith, 1959 (1" éd. 1928). Bray (René), La formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet 1951. Brunot (Ferdinand), Histoire de la langue française, Paris, 1923. Mobier (Henri), Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1961, 173 Roland Barthes 6. Une pratique ludique. Toutes ces pratiques constituant un formidable système institutionnel (« répressif », comme on dit maintenant), il était normal que se développât une dérision de la rhétorique, une rhétorique « noire » (suspicions, mépris, ironies) : jeux, parodies, allusions erotiques ou obscènes *, plaisanteries de collège, toute une pratique de potaches (qui reste d'ailleurs à explorer et constituer en code culturel). 0. 2. l'empire rhétorique Toutes ces pratiques attestent l'ampleur du fait rhétorique — fait qui cependant n'a encore donné lieu à aucune synthèse importante, à aucune interprétation historique. Peut-être est-ce parce que la rhétorique (outre le tabou qui pèse sur le langage), véritable empire, plus vaste et plus tenace que n'importe quel empire politique, par ses dimensions, par sa durée, déjoue le cadre même de la science et de la réflexion historiques, au point de mettre en cause l'histoire elle- même, telle du moins que nous sommes habitués à l'imaginer, à la manier, et d'obliger à concevoir ce qu'on a pu appeler ailleurs une histoire monumentale ; le mépris scientifique attaché à la rhétorique participerait alors de ce refus général de reconnaître la multiplicité, la surdétermination. Que l'on songe pourtant que la rhétorique — quelles qu'aient été les variations internes du système — a régné en Occident pendant deux millénaires et demi, de Gorgias à Napoléon III ; que l'on songe à tout ce que, immuable, impassible et comme immortelle, elle a vu naître, passer, disparaître, sans s'émouvoir et sans s'altérer : la démocratie athénienne, les royautés égyptiennes, la République romaine, l'Empire romain, les grandes invasions, la féodalité, la Renaissance, la monarchie, la Révolution ; elle a digéré des régimes, des religions, des civilisations ; moribonde depuis la Renaissance, elle met trois siècles à mourir ; encore n'est-il pas sûr qu'elle soit morte. La rhétorique donne accès à ce qu'il faut bien appeler une sur-civilisation : celle de l'Occident, historique et géographique : elle a été la seule pratique (avec la grammaire, née après elle) à travers laquelle notre société a reconnu le langage, sa souveraineté (kurôsis, comme dit Gorgias), qui était aussi, socialement, une « seigneurialité » ; le classement qu'elle lui a imposé est le seul trait vraiment commun d'ensembles historiques successifs et divers, comme s'il existait, supérieure aux idéologies de contenus et aux déterminations directes de l'histoire, 1. Nombreuses plaisanteries obscènes sur casua et conjunctio (il est vrai termes de grammaire), dont cette métaphore filée, empruntée aux Mille et Une Nuits, peut donner une idée : « II employa la préposition avec la construction exacte et réunit la proposition subordonnée à la conjonction ; mais son épouse tomba comme la terminaison nominale devant le génitif ». — Plus noblement, Alain de Lille explique que l'humanité commet des barbarismes dans l'union des sexes, des métaplasmes (licences) qui contreviennent aux règles de Vénus ; l'homme tombe dans des anastrophes (inversions de construction) ; dans sa folie, uploads/Histoire/ barthes-ancienne-rhetorique 1 .pdf

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  • Publié le Apv 14, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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