L’influence de la tradition grammaticale gréco-latine sur la grammaire du thaï
L’influence de la tradition grammaticale gréco-latine sur la grammaire du thaï L’influence de la tradition grammaticale gréco-latine sur la grammaire du thaï Jean-Philippe BABU doctorant à l’Université Paris IV Sorbonne Communication au deuxième colloque international de Bangkok, octobre 2007: "Le français comme médiateur de la diversité culturelle et linguistique" Publié dans la revue de la Faculté des Sciences humaines de l'université Naresuan, Phitsanulok, Thaïlande, mai 2007 Introduction Dans son ouvrage « La révolution technologique de la grammatisation », Sylvain Auroux soutient l’idée que l’humanité a connu jusqu’à présent deux grandes révolutions technolinguistiques et est en train d’en vivre une troisième, celle de l’automatisation du traitement du langage humain. La première est celle de l’apparition de l’écriture, il y a plus de 5300 ans, en Mésopotamie ; la deuxième est celle d’un processus que l’historien des sciences du langage décrit comme « la grammatisation massive, à partir d’une seule tradition linguistique initiale (la tradition gréco-latine), des langues du monde1 », processus dont il situe l’éclosion en Europe, à l’époque de la Renaissance2. La grammatisation3 est définie comme un processus conduisant à « décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies, qui sont encore aujourd’hui les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire4». Du point de vue de l’histoire des sciences langage, ce processus a pour caractéristique d’être entré à partir de la Renaissance européenne dans une phase d’extension quantitative sans précédent conduisant en quelques siècles à une grammatisation sur les bases de la tradition linguistique gréco-latine, non seulement des langues vernaculaires européennes, mais aussi, et à partir de l’Europe, de toutes langues du monde. Si le linguiste parle à son sujet d’une « révolution technologique aussi importante pour l’histoire de l’humanité que la révolution agraire du néolithique5 », c’est que selon lui, une fois entrée dans cette nouvelle phase, la grammatisation « a profondément changé l’écologie de la communication humaine et a donné à l’Occident des moyens de connaissance et de domination sur les autres cultures de la planète6 ». Comme les langues vernaculaires européennes et les autres langues du monde, la langue thaï n’échappa pas à ce processus : à la fin du 19ème s., apparurent des manuels d’enseignement du thaï standard intitulés Wachiwiphak (วจีวีภาค), « Les parties du discours », utilisant une nomenclature linguistique permettant de classer les 1 Sylvain AUROUX, 1994, p. 71. 2 « Que la grammatisation massive des langues du monde ait eu lieu à partir de l’Europe, et qu’elle ait pris une ampleur significative à une époque si tardive, est un problème épistémologique et historique de grande importance auquel n’a pas été encore consacré d’étude de fond. », AUROUX, 1994, p. 78. 3 « Grammatisation » est un néologisme à ne pas confondre avec « grammaticalisation ». 4 Sylvain AUROUX, 1994, p. 109. 5 Sylvain AUROUX, 1994, p. 9. 6 Sylvain AUROUX, 1994, p. 9. 1 L’influence de la tradition grammaticale gréco-latine sur la grammaire du thaï mots de la langue thaï selon la tradition gréco-latine. Dans la première partie de notre contribution, nous rappellerons brièvement les origines de la tradition grammaticale gréco-latine et expliquerons sa nature et son rôle dans la grammatisation des langues du monde. Nous retracerons ensuite les principales étapes de la grammatisation du thaï sur les bases de cette tradition grammaticale. Enfin, dans notre dernière partie, nous montrerons que les deux grandes traditions grammaticales indienne et gréco- latine, qui nourrissent la grammaire traditionnelle du thaï, ne sont pas sans provoquer des réactions de rejet, en raison de leur incapacité à décrire certaines spécificités de cette langue, qui, contrairement au sanskrit et à la quasi-totalité des langues européennes, n’est pas une langue indo-européenne. 1 L’héritage gréco-latin 1.1 La Technè Grammatikè de Denys le Thrace 1.1.1 Les huit parties de phrase C’est à la Technè Grammatikè, attribuée traditionnellement au grammairien alexandrin Denys le Thrace, que remonte l’origine de la tradition grammaticale occidentale des huit parties du discours, appelées alors « parties de phrases » (mérē lógou) : « La phrase a huit parties : le nom, le verbe, le participe, l’article, le pronom, la préposition, l’adverbe, la conjonction7 ». Qu’elle soit véritablement l’oeuvre de Denys de Thrace, ou qu’elle ait été rédigée plus tardivement, la Technè Grammatikè connut une fortune exceptionnelle : « En domaine grec, la fortune de la Technè se mesure au fait que pendant huit à dix siècles, la majeure partie de l’activité des grammairiens a été consacrée à la commenter8». Son influence fut relayée par le grammairien latin Donat (4ème s.), qui, dans son traité De octo orationis partibus, reprit la liste des huit parties du discours en lui ajoutant toutefois l’adjectif (adjectivuum), classé comme une subdivision du nom, et l’article (articulus), considéré comme un cas particulier du pronom. Le traité du grammairien latin servit de base à de nombreuses grammaires françaises scolaires jusqu’au 20ème siècle. Même si, comme le fait remarquer André Joly, les huit parties du discours ont connu des fluctuations au cours des siècles9, il n’en reste pas moins que : « Parmi toutes les disciplines scientifiques, la grammaire est sans doute celle qui possède le vocabulaire théorique propre le plus stable et le plus ancien : il s’agit des catégories grammaticales, et plus spécialement, des classes de mots ou parties du discours10 ». 1.1.2 De la philosophie à l’art grammatical 7 Traduit par Jean LALLOT,1998, p. 51. 8 Jean LALLOT, 1998, p. 32. 9 « Il suffit de se rappeler qu’en Angleterre à l’époque classique, on ne compte pas moins de 253 manières de classer ces parties du discours », André Joly, 2002, p.11. 10 Sylvain AUROUX, 1994, p. 173. 2 L’influence de la tradition grammaticale gréco-latine sur la grammaire du thaï La découverte11 des parties du discours, et plus généralement des catégories grammaticales, est un long processus qui plonge ses racines dans la philosophie grecque. C’est Platon, qui, le premier, dans Le Sophiste, met en relief la nécessité de distinguer le nom (onoma) et le verbe (rhêma). Cette distinction définit le verbe comme « le signe qui s’applique aux actions », le nom comme « le signe vocal qui s’applique à ceux qui les font ». Par ailleurs, Platon pose le verbe et le nom comme « deux espèces de signe » dont l’entrelacement est une condition sine qua non du discours : « Des noms tout seuls énoncés bout à bout ne font jamais un discours, pas plus que des verbes énoncés sans l’accompagnement d’aucun nom12 ». Aristote, insistera à son tour sur la complémentarité du nom et du verbe, mais approfondira leur définition en faisant de l’absence ou de la présence de la référence au temps un critère classificatoire : « Le nom (onoma) est un son vocal possédant une signification conventionnelle, sans référence au temps, et dont aucune partie ne présente de signification quand elle est prise séparément (Peri Herm. 2, 16a, 18- 20) » ; « Le verbe (rhêma) est ce qui ajoute à sa propre signification celle du temps : aucune de ses parties ne signifie rien prise séparément, et il indique toujours quelque chose d’affirmé de quelque chose (Peri Herm. 3, 16b, 6-8) ». A la suite d’Aristote, les philosophes stoïciens (Zénon de Cittium, Cléanthe d’Assos, Chrysippe, Diogène de Babylone) élaborèrent une théorie des parties du discours en favorisant « de manière décisive le développement en analyse grammaticale des premières partitions, encore à dominante logique, de Platon et d’Aristote13 ». Il leur est attribué une partition de la phrase en cinq classes de mots : nom, appellatif, article, verbe, conjonction (incluant la préposition appelée « conjonction prépositive»). La diversification des critères de classification des parties du discours est le signe d’une grammatisation croissante qui conduira à l’avènement de ce que Jean Lallot appelle la grammaire « technique» 14 . 1.1.3 De l’empereia à la technè La Technè Grammatikè attribué à Denys Le Thrace définit la grammaire comme « la connaissance empirique (empereia) de ce qui se dit couramment chez les poètes et les prosateurs15 ». La contradiction entre les termes technè et empereia16 témoigne du fait que la grammaire, dont le statut épistémologique a été vivement débattu jusqu’au 2ème siècle de notre ère – avec les sévères critiques de Sextus17 contre les grammairiens, par exemple –, était en voie depuis les travaux des grammairiens alexandrins de se défaire de son statut d’empereia, c’est-à-dire de connaissance empirique non théorisée, pour accéder à celui de technè, autrement dit, d’art rationnel. 11 « Les catégories grammaticales, les six cas du latin, le casus agendi du basque, l’élément zéro, le double rapport de l’imparfait au passé et au présent, l’étendue d’une famille linguistique, etc., sont des découvertes scientifiques au même titre que celles que nous pouvons rencontrer dans les sciences de la nature. Elles sont tout aussi importantes pour l’histoire intellectuelle de l’humanité », Sylvain AUROUX, 1994, p. 32. 12 Le Sophiste 362a, cité par Sylvain AUROUX, 1996, p. 25. 13 Jean Lallot, 1998, p. 124. 14 Jean Lallot, 1998, p. 29. 15 Traduction de Jean Lallot, 1998, p. 43. 16 Platon uploads/Histoire/ babu-jean-philippe-l-x27-influence-de-la-tradition-grammaticale-greco-latine-sur-la-grammaire-du-thai-communication-au-colloque-de-l-x27-atpf-bangkok-2007.pdf
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- Publié le Aoû 24, 2022
- Catégorie History / Histoire
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