Bilinguisme et multilinguisme dans l’Empire romain Bruno Rochette Comme dans be

Bilinguisme et multilinguisme dans l’Empire romain Bruno Rochette Comme dans beaucoup de domaines, les Romains ont fait preuve, en matière d’emploi des langues, d’une grande capacité d’adaptation. Ils n’ont jamais imposé le latin par la force comme langue officielle aux régions qu’ils avaient conquises. Les cités du monde grec, une fois vaincues, ont continué d’utiliser le grec comme par le passé. Partout où les Romains sont présents, leur langue s’ajoute à celle(s) en usage dans ces contrées, mais elle ne s’y substitue pas. Ils attendent plutôt que l’initiative vienne des peuples conquis. Contrairement à Alexandre le Grand, qui avait voulu étendre le grec comme langue administrative de tout son empire (Plutarque, Alex., 47.6), les Romains ne considèrent pas que l’extension de leur langue est liée à leurs conquêtes. Cette situation donne naissance à un paysage linguistique assez nuancé, dont nous allons suivre les principaux développements. Après la mort d’Alexandre le Grand, le grec devint la langue en usage dans les différents royaumes issus du partage de l’immense territoire que le conquérant avait acquis. Les langues locales – et elles étaient nombreuses – ne furent toutefois pas étouffées. Certaines d’entre elles – comme le syriaque - connurent même un développement important. À l’Ouest, la puissance romaine s’impose progressivement. La romanisation de la partie occidentale du bassin méditerranéen fut toutefois précédée par un phénomène inverse, l’hellénisation de Rome, dont le caractère paradoxal est souligné par la formule lapidaire d’Horace : Graecia capta ferum uictorem cepit (Epist., 2.1.156-157). Les Grecs acceptent la domination politique de Rome, tandis que les Romains reconnaissent l’apport culturel de la Grèce. Alors que le latin se généralisait partout dans la partie occidentale, le grec resta la seule langue administrative de la Pars Orientis, tout au moins jusqu’à Dioclétien. Le texte fondamental sur les usages en matière d’utilisation des langues sous la République est un passage d’un auteur de l’époque de Tibère, 1 Valère Maxime (2.2.2). À l’entendre, la règle stricte prévoyait explicitement que les magistrats de Rome ne répondent qu’en latin aux ambassadeurs étrangers, que ce soit au Sénat ou hors de Rome. C’était là une manière de préserver leur majesté et celle du peuple romain. On a déduit de ces propos que la seule langue officiellement reconnue dans l’Imperium Romanum était le latin et que l’utilisation de la langue de Rome était obligatoire partout dans l’administration. Certains comportements linguistiques de magistrats républicains concordent parfaitement avec la règle présentée par Valère Maxime. Dès le IIe s. av. J.-C., les Romains demandaient que les ambassadeurs des nations étrangères s’expriment en latin lorsqu’ils devaient prendre la parole de façon officielle ou, s’ils en étaient incapables, qu’ils recourent aux services d’interprètes. Mais, d’après Cicéron (Fin., 5.89), on parlait grec au Sénat, avec ou sans interprète, selon le vent politique du moment. L’utilisation d’interprètes, chargés de traduire en grec une proclamation officielle faite en latin, a toujours été d’une grande importance pour les Romains de la République, qui voulaient ainsi montrer leur pouvoir. Ils faisaient usage de la préséance du latin pour souligner leur supériorité dans les régions qu’ils soumettaient à leur domination. Deux épisodes le montrent clairement. En 191, Caton, lors d’un voyage à Athènes, ne voulut pas s’adresser aux Athéniens en grec – ce qu’il était pourtant capable de faire, mais fit traduire dans cette langue le discours qu’il avait tenu en latin devant eux (Plutarque, Cat. Mai., 12.5). Un peu plus tard, Paul-Émile, après la défaite définitive de la Macédoine en 167, annonça aux Grecs le nouvel ordre qui devait s’instaurer en Grèce. Il fit la proclamation en latin et laissa à un interprète le soin de traduire en grec (Tite-Live 45.29.3). Dans les deux cas, le supérieur romain parle en latin devant une assemblée qui ne le comprend pas. La traduction, qui vient après le discours en latin, est réalisée par un subordonné romain, non par un traducteur grec. La traduction en grec assure l’information envers les hellénophones. La proclamation en latin qui précède et que les intéressés ne peuvent comprendre revêt quant à elle une valeur symbolique. Elle n’a 2 d’autre finalité que de souligner la supériorité de Rome, le princeps populus. Certains magistrats ne paraissent toutefois pas sensibles à la règle énoncée par Valère Maxime et préfèrent utiliser le grec pour établir un contact direct avec la population. C’est ce que fit Flamininus lorsqu’il proclama la liberté de la Grèce aux jeux isthmiques (Plutarque, Flam., 10- 12). C’est ce que fit encore Tiberius Sempronius Gracchus, le père des Gracques, devant les Rhodiens (Cicéron, Brut., 79). En réalité, la règle énoncée par Valère Maxime qui impose le latin n’est confirmée ni par les sources littéraires, ni par les textes épigraphiques. Alors comment l’interpréter ? L’anecdotier semble sous-entendre que l’obligation de l’emploi du latin n’était plus respectée de son temps, sous le règne de Tibère. Les scrupules linguistiques que Valère Maxime attribue au passé reflètent en réalité ceux de l’empereur Tibère lui-même, lequel met un point d’honneur à maintenir la pureté linguistique de la voix la plus officielle de Rome qu’est le Sénat (Suétone, Tib., 71). Certains indices laissent en effet penser que l’emploi du grec s’était généralisé au début de l’Empire, y compris dans le domaine officiel. Tibère a pris à plusieurs reprises des mesures visant à restreindre l’emploi du grec dans la vie officielle. Il imposa à un soldat, auquel on demandait un témoignage en grec, l’obligation de répondre en latin. Cette rigueur fit toutefois long feu. Déjà Claude, qui avait étudié le grec de façon plus approfondie qu’Auguste et Tibère, assouplit quelque peu les règles. Il répondit à des ambassadeurs grecs au Sénat en leur langue. Suétone (Suétone, Claud., 42) lui prête une phrase qui montre bien qu’il considérait les deux langues à parité (utraque lingua : les deux langues, grec et latin, sans aucune possibilité d’en ajouter une troisième). Il lui arriva toutefois de se montrer plus rigoriste : il n’hésita pas à rayer de la liste des juges un des premiers citoyens de la province grecque, qui ignorait la langue latine, et lui retira le droit de cité (Suétone, Claude, 16 ; Dion Cassius 57.15.3). Il répéta le même geste envers un citoyen de Lycie qui ne comprenait pas le latin (Dion Cassius 60.17.4). 3 L’épigraphie des provinces orientales confirme l’importance du grec dans la Pars Orientis. Même après la conquête du monde grec par Rome, la publication des documents officiels (sénatus-consultes, édits, rescrits, lettres des empereurs ou des magistrats) se fait en grec, à quelques exceptions près. L’emploi du grec dans les documents adressés aux cités grecques est facile à expliquer : le but principal était d’être compris du plus grand nombre. Les Romains, pragmatiques, avaient le souci d’établir une communication effective avec les populations soumises. En établissant un empire bilingue, les Romains ont mis sur pied un système de communication efficace, fondé sur la langue la plus diffusée dans le bassin méditerranéen, c’est-à-dire le grec. L’administration romaine ne se sert du latin à l’Est que comme langue de communication interne, alors que le grec l’emporte comme langue de communication externe. L’Empire romain se caractérise par un unilinguisme bilatéral : il est partagé en deux partes, l’une latinophone, l’autre hellénophone, divisées par une frontière linguistique qui passait par la péninsule balkanique. Dans la partie occidentale, le latin se généralise avec l’extension de la civitas Romana, même si, dans certaines régions, les langues locales persistent assez longtemps. Si aucune loi n’obligeait les peuples soumis à adopter la langue des vainqueurs, le latin offrait des avantages concrets qui poussaient les vaincus à l’adopter de leur propre gré. Le latin était la langue de l’armée et des tribunaux et avait aussi une importance dans le domaine des transactions commerciales. Sous la République, se servir du latin dans le domaine public est présenté comme un privilège, que les Romains accordaient avec parcimonie. Le latin se mérite ! En 180, Cumes, dont la langue officielle était toujours l’osque, demande et obtient la permission de se servir du latin dans la vie publique (Tite-Live 40.42.13). Dans la partie orientale, la situation est plus complexe à cause du prestige et de la forte implantation du grec. On peut distinguer plusieurs cas : 4 1) Le grec est la langue utilisée pour la rédaction des documents officiels (sénatus-consultes, édits, lettres, rescrits) destinés aux villes grecques. Le grec de ces textes est en général un jargon inélégant dans lequel des traces de l’original latin sont sensibles. Il s’agit d’une langue de pouvoir, un idiome commun du gouvernement, pensé en latin. Certains textes officiels sont remplis de formules appartenant au langage juridique romain, à tel point que le texte latin se lit presqu’en filigrane derrière le grec. La publication dans les deux langues, en revanche, reste exceptionnelle. Lorsque c’est le cas, la version latine est destinée aux seuls latinophones présents dans le monde grec ou bien revêt une valeur purement symbolique. Des constations analogues peuvent être faites à propos d’inscriptions qui font intervenir une langue locale. Le latin n’est rien d’autre que la langue de l’administration et de l’armée romaines et n’est uploads/Geographie/ zucker-dvd-latin.pdf

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