COLLECTION « Philosophie — d’autre part » © La Phocide, Strasbourg, 2009 ISBN 9

COLLECTION « Philosophie — d’autre part » © La Phocide, Strasbourg, 2009 ISBN 978-2-917694-09-1 ISSN 1962-7874 Frédéric Neyrat éditions de La Phocide Instructions pour une prise d’âmes Artaud et l’envoûtement occidental « Le monde de la terre actuelle, et spécialement le monde de la terre européenne actuelle, est mené par des séries d’envoûtements concertés et calculés qui reviennent par périodes et visent à maintenir la conscience séculaire de l’homme dans l’abêtissement dans lequel on ne peut que la voir de plus en plus sombrer ». Antonin Artaud, Histoire vécue d’Artaud-Mômo « Le délire n’est qu’une manière d’administrer poétiquement la justice ». Sylvère Lotringer, Fous d’Artaud Parasite parasité Parler d’Artaud, c’est occuper d’emblée la place d’un jeteur de sorts. D’un « succube », d’une goule ou d’un vampire lorsqu’on se prend à écrire sur Artaud, ce qui voudra toujours dire, qu’on le veuille ou non, écrire sur son dos. Et profiter de son corps littéraire en utilisant ses propres mots, lui qui cherchait obstinément à ne pas les « employer » afin de construire un autre rapport à la langue, une relation très spéciale de l’écrit au dessin. Et tenter de lier par discours, chaînes causales et autres procé- dures « policières » ses organes disséminés, lui qui cherchait un corps délié de tout automatisme, un corps dont on ne pourrait plus jouir. Et combler les trous. Arrondir les angles. Raccommoder l’ensemble. Mais garder le silence, déserter le support de la langue écrite, ne pas répercuter la « foudre » d’Artaud, ce serait participer à l’« envoûtement » dont il a été l’objet, ce sortilège qui consistait à l’empêcher de parler par voie d’enfermement, électrochoc ou censure. Et si l’on empêche quelqu’un, quelque chose, un peuple ou un monde d’exister, ce n’est jamais pour rien, ce n’est jamais 1Lignes qui concluent l’essai de Jacques Derrida, Artaud le Moma (Paris, Galilée – Écritures/figures, 2002, p. 104.). Le motif de ce texte est déjà pré- sent en 1965, dans « La parole soufflée » : « Artaud a voulu interdire que sa parole loin de son corps lui fût soufflée » (L’écriture et la différence, Paris, Seuil – Points, 1979, p. 261) – on aura, hélas, « pris » ses « déchets » pour des « œuvres » – pour reprendre la formule du Pèse-Nerfs (in L’Ombilic des Limbes, Paris, Gallimard – Poésie, 1988, p. 100. Noté [OL]). Même motif, même précaution chez Florence de Mèredieu (Antonin Artaud, portraits et gris-gris, Paris, Blusson, 1984, p. 7). par hasard, il y a une économie politique de l’envoûtement : on programme le silence afin de produire d’autres paroles ; un corps n’est affaibli que pour avoir favorisé le développement d’autres formes de vie ; une civilisation ne se construit qu’après avoir co- lonisé, parfois exterminé une autre civilisation… Dans le silence des êtres « suicidés », il faut savoir entendre l’expropriation des forces vives, le bruit régulier de la machine-qui-pompe. « Pauvre Artaud. Qu’est-ce qui lui arrive ! Rien ne lui aura été épargné, à ce Mômo. Rien. Pas même à la survie de son spec- tre, pas même la plus équivoque, et cruellement ambiguë, la plus vaine et la plus anachronique des revanches »1 : l’exposition de ses œuvres dans un musée, le commentaire universitaire… On ne sort pas de ce dilemme. En sortir serait encore pire, ce serait l’envoûtement définitif. L’assignation au dilemme, c’est la victoire d’Antonin Artaud. Sa défaite. Sa victoire. * * * Je serai donc parasite – mais parasite parasité, succube suc- combé. Envoûté d’une certaine manière, tombant dans les trous qu’Artaud a ouvert sous nos pieds, réceptif à sa pratique de la Instructions pour une prise d’âmes 8 2 En conséquence, nous ne pouvons suivre sur ce point les analyses d’Evelyne Grossman, lorsqu’elle évoque les « fragments de corps détachés, projetés et qui reviennent par un mécanisme de rétorsion persécutoire l’en- voûter [nous soulignons] » ; c’est à partir de ces mécanismes qu’elle inter- prète l’« appareil à influencer d’Artaud, sa « machine » persécutrice » : « appareil à produire les électrochocs, machine radiophonique, machine de guerre des Américains ou encore machine sociale dans son ensemble » (E. Grossman, Artaud, « l’aliéné authentique », Lei Scheer – Farago, 2003, pp. 32-33). Notre essai consiste plutôt à montrer que l’envoûtement n’est pas réductible au délire d’Artaud, au retour dans le réel de ce que le sujet Ar- taud-parano n’a pas symbolisé, et il nous faut, avec Artaud, tout inverser : l’envoûtement décrit ce que l’Occident n’a pas symbolisé – une étude qui par- tirait des acquis de la psychanalyse devrait montrer comment ces deux for- clusions ont pu se superposer. En attendant, nous dirons que ce qui revient dans et comme le réel non symbolisé de l’Occident, c’est Mômo l’Artaud, notre hallucination collective. conjuration « artistique». Mais un réceptacle orienté par une at- tention singulière accordée au politique parlant à travers son corps en souffrance. Pourquoi cette orientation ? Sans doute parce qu’elle constitue le seul et l’unique moyen de ne pas tomber défi- nitivement dans le psychologisme, ou le philosophisme. Pour lutter contre le bio-psychologisme, le bio-grapho- psychologisme, il ne suffit pas de conspuer les psychiatres qui l’ont « envoûté » pour aussitôt après interpréter les « délires » d’Ar- taud2. On ne va tout de même pas réduire Artaud à ce Moi qu’il a toujours déclaré ne jamais posséder. Et l’on va tout au contraire étendre l’analyse aux dimensions de la société, de l’Europe, du monde. Car ce que transite le corps littéraire d’Artaud, ce qui ne passe à travers lui qu’à nous rester en travers de la gorge, c’est l’actuel débordant fait de mémoire non-écrite. Artaud le Mémo souffre de l’impossible réminiscence de l’histoire politique oc- cidentale, de sa modernité coloniale. Et le dit. On peut souffrir en silence, c’est même parfois ce qu’on nous demande, c’est même souvent la seule possibilité. Mais voilà, il s’est Parasite parasité 9 3 « Dix ans que le langage est parti, / qu’il est entré à la place / ce tonnerre atmosphérique / cette foudre, / devant la pressuration aristocratique des êtres » (A. Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard – Quarto, 2004, p. 1512. Ou- vrage noté désormais [Q]). Cf. le commentaire de Derrida [Artaud le Moma, op. cit., p. 35 et suiv.]. 4 De fait, nous renvoyons ici aux thèses de Bernard Stiegler relatives à la « baisse de la valeur esprit » (selon la formule de Paul Valéry). Il nous faudra en discuter ailleurs. passé quelque chose d’inexplicable, quelqu’un a trouvé le moyen de dire quelque chose là où, normalement, c’était impossible. Quelqu’un de l’autre côté, qui n’aurait pas dû parler, nous parle de ce côté-ci. « Dix ans que le langage est parti »3 – quelqu’un est parti du langage en l’emportant avec lui. Et ce n’est pas tout. Car ce fut dit, et bien dit, alors même qu’une certaine « maladresse » fut explicitement revendiquée par Antonin Artaud. À la manière dont le poète Tarkos un jour à Rodez déclara : « Artaud, c’est de la bonne », nous disons à notre tour : « Artaud, c’est de la bonne catanalyse cet accident de langage, cet humour sans teint, cette cure de mémoire-trou, cet improbable sujet cramant qui n’aurait pas dû parler et qui parle pourtant, et décivilise la société occidentale ». * * * Artaud ne voulait rien sauver, car sauver, c’est continuer la Grande Occultation, en rajouter sur l’Esprit. Or il n’y a jamais eu autant d’Esprit qu’aujourd’hui. Aussi bas soit-il4 – car on n’a ja- mais demandé à l’Esprit d’avoir de l’esprit, ce n’est pas nécessaire, il suffit qu’il occulte le corps. Et telle est sa fonction immémo- riale. Pourtant, « l’inconscient reculé de chaque être en sait plus Instructions pour une prise d’âmes 10 5 A. Artaud, O. C., t. XXIII, Paris, Gallimard, 1987, p. 105. 6 A. Artaud, O. C., t. I*, Paris, Gallimard, 1984, p. 9. long que tous les esprits enregistreurs »5. Alors, reculons, jusqu’aux scènes primitives de la colonisation occidentale. Pour voir quand cesse, et comment cesse la bande vierge. Comment la bande vierge planque l’« inné »6, l’être en contre-bande qui ne s’enregistre pas mais cherche la désintégration. Parasite parasité 11 1 Philippe Pignarre et Isabelle Stengers définissent le capitalisme comme un « système sorcier sans sorciers qui se pensent tels » (La sorcellerie capita- liste – pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005, p. 59). « Le monde de la terre actuelle, et spécialement le monde de la terre européenne actuelle », nous dit Artaud, « est mené par des séries d’envoûtements concertés et calculés ». Quelle signification autre que délirante accorder à une telle déclara- tion ? Mais quelle signification accorder au délire ? Et si le terme d’envoûtement était le seul apte à désigner une réalité qui manque de mots, et qui en manquera toujours ? Ou très longtemps, aussi longtemps qu’il sera encore possible de par- ler de l’« Occident ». C’est vers cette réalité originaire de la « terre euro- péenne » uploads/Geographie/ neyrat-f-instruction-pour-une-prise-d-x27-ames.pdf

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