Chaud show et froid à Libreville Consommation alimentaire et culture urbaine RO

Chaud show et froid à Libreville Consommation alimentaire et culture urbaine ROLAND POURTIER O N CONNA~T l'adage « der Mensch ist was er ij3t » (l'homme est ce qu'il mange). Au- delà du jeu de mot qu'autorise la formulation allemande, il rappelle l'importance de l'ali- mentation dans la conformation, physique assurément, mentale probablement, de l'indi- vidu. Chaud-froid, cm-cuit et autres manières de table, de boire et manger, influent consi- dérablement sur la sociabilité, I'inculturation à tel ou tel savoir-vivre incluant la commen- salité. On a beaucoup glosé sur les change- ments « d'habitude alimentaire » consécutifs à l'urbanisation des pays en développement. Celle-ci est particulièrement spectaculaire en Afrique noire. La croissance urbaine y bat tous les records, le Gabon détenant le record absolu : le taux d'urbanisation de cet « émirat équato- rial » , propulsé sur la voie des mutations accé- lérées par le pétrole, a fait un bond de moins de 20 O/o en 1960 à 73 O h au recensement de 1993. L e passage à la ville entraîne de profonds changements dans les comportements, notam- ment alimentaires, provoquant des modifica- tions corporelles significatives. Les enfants des nouvelles générations citadines dépassent d'une ou deux têtes leurs parents originaires du village. Autre observation - étayée par des mesures comparatives auprès de villageoises et de lycéennes de Libreville - l'urbanisation allonge et décambre les femmes : conséquence de l'abandon, en milieu urbain, du portage dorsal des paniers qui est, au village, le lot de la quotidienneté féminine. Ville extrême par son niveau élevé de consommation et d'extra- version économique, Libreville a poussé très loin l'évolution des pratiques d'alimentation. Le pain, en particulier, y occupe une place plus importante dans la diète citadine que dans le reste de l'Afrique d'héritage culturel français. Depuis la fin des années quatre-vingt, le paysage urbain est ponctué de kiosques à l'en- seigne des « Chaud Show ». Rien de plus simple que d'acheter baguette croustillante et crois- sant chaud dans un de ces points de vente, parmi la cinquantaine répartis dans tous les quartiers de la capitale gabonaise. La révolu- tion du froid n'offre pas une lisibilité aussi immédiate. Certes, il y a foule le matin au port- môle pour acheter du poisson frais ou surgelé. Les rayons de produits surgelés ont d'ailleurs pris une grande importance dans les magasins d'alimentation, de l'hypermarché Mbolo (copie conforme des commerces de distribution fran- çais) aux supérettes de quartier, ou autour du marché central de Mont-Bouët. Les résultats d'une enquête budget-consommation (DGSE, 1992) ont permis de mesurer l'ampleur de la diffusion du froid : plus de 60 O h des ménages À Joël Bonnemaison, le Voyage inachevé.. . librevillois sont équipés d'un réfrigérateur (comprenant en général un compartiment congélation). Dans une ville où neuf foyers sur dix ont accès à l'électricité, la conservation des aliments par le froid n'est plus, comme dans les années soixante-dix, réservée à une élite. L a baguette et le bâton Les aliments de base traditionnels au Gabon comprennent manioc et banane plantain, et dans une moindre proportion taro et igname. Si la préparation du manioc en farine n'est pas inconnue, notamment parmi les populations côtières, elle demeure plutôt rare, à la diffé- rence de l'Afrique occidentale et de son gary, ou de l'attiéké ivoirien. Le conditionnement le plus courant de la racine de manioc consiste en pâte cuite roulée dans des feuilles, le « bâton de manioc » ou chikwangue. L'incapacité de la paysannerie gabonaise à répondre aux besoins du marché librevillois (Pourtier, 1989) - l'ap- provisionnement en produits vivriers africains dépend dans une large mesure des apports du Cameroun - a favorisé la consommation de pain : la baguette s'est partiellement substituée au bâton, au point que dans de nombreuses familles, les enfants, habitués dès leur plus jeune âge au goût du pain, éprouvent des répu- gnances vis-à-vis du manioc. Dans une étude sur le marché de Mont-Bouët, la consomma- tion annuelle de pain à Libreville était estimée à 50 kg par habitant (SCIC-AMO/BCEOM, 1992). D'autres enquêtes ont abouti à des valeurs moins élevées (Hourtal, 1993) sans pour autant détrôner le pain de son premier rang parmi les aliments de base, devant le riz, la banane plantain et le manioc. L'activité de meunerie et la vente de farine confirment la place éminente tenue par le pain. L a SMAG (Société meunière et avicole du Gabon), filiale du groupe SOMDIAA (l), écrase 400 000 quin- taux de blé et vend environ 30 000 tonnes de farine par an : quatre fois plus qu'en 1970. Son activité de boulangerie à Libreville dépasse les 5 000 tonnes de pain annuels, à quoi s'ajoute la production d'autres sociétés de panification. Dès le début des années quatre-vingt on pouvait acheter son pain à n'importe quelle heure du jour et de la nuit à la Boulangerie de l'Estuaire. En 1987, une filiale de la SMAG, Panigel, a lancé les « Chaud Show )) : prépara- tion et précuisson de la pâte dans l'unité indus- trielle d'oloumi, livraison par camion frigori- fique du produit surgelé aux kiosques. Ces derniers étaient équipés de congélateurs et de fours à micro-onde afin d'offrir à la clientèle pain frais et viennoiserie à longueur de jour- née, chose d'autant plus appréciée que sous un climat équatorial saturé d'humidité, le pain perd rapidement de sa fraîcheur et devient mou au bout de deux heures. Les « Chaud Show » ont connu un vif succès. En 1993,55 implan- tations étaient répertoriées à Libreville, la plupart dans le centre ville, à proximité des lieux de travail. Tenus presqu'exclusivement par des jeunes filles - considérées comme une main-d'œuvre plus fiable et responsable - les kiosques d'un module type de 20 m2, ouverts de 6 h à 20 h, proposent aussi des produits laitiers (yaourt) et des boissons gazeuses « sucrées » , ou dl? quoi préparer des sandwichs. Ils sont devenus des points de rencontre des écoliers qui y font escale sur le chemin de l'école (une baisse des ventes de 15 % à 20 % pendant les congés scolaires d'été a été obser- vée), et d'une clientèle de salariés se satisfai- sant d'un pain-beurre pour déjeuner. Les embouteillages, de plus en plus nombreux aux heures de pointe dans une ville où 20 O / O des habitants possè'dent une automobile, dissua- dent beaucoup de Librevillois de regagner leur domicile lors de la pause de demi-journée : 1. SOMDIAA : Société multinationale de distribution alimentaire et avicole. Le monde des villes Les « Chaud Show » à Libreville. À Joël Bonnemaison, le Voyage inachevé.. . c'est une clientèle captive pour une restaura- tion rapide et peu onéreuse. Deux facteurs liés à la situation gabonaise ont fortement contri- bué à généraliser l'usage du pain : le caractère aléatoire de l'approvisionnement de Libreville en produits vivriers locaux d'une part (Magrin, 1994), la place croissante des femmes dans le travail salarié d'autre part ; le temps leur manque pour les préparations culinaires tradi- tionnelles, toujours longues et donc de plus en plus réservées aux dimanches et aux fêtes. Les « Chaud Show » avec 20 000 baguettes vendues quotidiennement n'occupent pas seules le créneau : quelques privés gabonais ont investi dans une « grignote » ou autre « Gabon fast food ». Les Maliens, le groupe de commerçants africains le plus nombreux, ne sont pas non plus en reste pour la vente de pains et de sandwichs. L'engouement pour le pain tient à sa simplicité d'utilisation et à son faible coût. De 1984 à 1994, son prix de vente est resté inchangé : 90 francs CFA la baguette de 200 grammes. Suite à la dévaluation du franc CFA en janvier 1394 il est passé à 125 francs, soit une augmentation relativement modérée grâce aux subventions de l'État. La dévaluation s'est davantage répercutée sur les coûts de fabrication, ce qui a notamment conduit Panigel à modifier sa stratégie et à abandonner la précuisson du pain et le micro- onde, procédé trop coûteux : depuis lors, les (( Chaud Show » ont été mis en gérance et ne sont plus que des points de vente du pain fabri- qué industriellement à l'usine dlOloumi. Quant à la consommation, elle n'a subi qu'une assez faible diminution. Il est toujours très fréquent, dans les familles aux revenus modestes, que le repas du soir, principalement celui des enfants, se résume a un morceau de pain trempé dans un bol de nescafé blanchi d'un peu de lait concentré. La substitution - partielle - du pain (et du riz) aux aliments locaux pèse sur les importations et accroît la dépendance alimentaire. Le contre-choc pétro- lier de 1986 a montré les risques d'une telle situation et encouragé la recherche de nouvelles formules, non pas d'autosuffisance mais de réduction de la dépendance, en favorisant la production vivrière péri-urbaine. Ainsi est né l'Igad, Institut :gabonais d'appui au dévelop- pement, sur le modèle expérimenté à Brazzaville par ~igricongo (2). Une de ses ambi- tions est de produire un manioc aussi attrayant et simple d'utilisation que le pain, et d'en conditionner les bâtons uploads/Geographie/ la-vie-a-libreville.pdf

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