LOUIS MERCIER — SIMONE WEIL : RETOUR SUR UNE CONTROVERSE Au cours de son péripl

LOUIS MERCIER — SIMONE WEIL : RETOUR SUR UNE CONTROVERSE Au cours de son périple avec la colonne Durruti, il y a les faits que Ridel note dans son carnet de route et publie dans Le Libertaire, et d'autres qu'il passe sous silence. Ces faits cachés vont resurgir seize ans plus tard, lorsque sera rendue publique la lettre que Simone Weil avait écrite en 1938 à Georges Bernanos, après avoir lu Les Grands cimetières sous la lune, livre dans lequel le romancier catholique dénonçait les crimes du camp nationaliste. Charles Ridel avait été vivement impressionné par la personnalité et la stature intellectuelle de Simone Weil, et, après­guerre, il reviendra à plusieurs reprises dans ses écrits sur l'engagement aux côtés des miliciens de la CNT­FAI de la philosophe, morte entre temps à Londres en 1943. Dès 1947, il consacre à Simone Weil un article dans Le Libertaire, qu’il signe encore des initiales de son premier nom d’emprunt, C.R., alors qu'il a endossé désormais l'identité de Louis Mercier­Vega, citoyen chilien. Deux ans plus tard, devenu journaliste au Dauphiné Libéré, il écrit dans le quotidien grenoblois, à l’occasion de la publication de La Pesanteur et la Grâce, un élogieux et amical article commémoratif. En 1951, Mercier apporte encore sa contribution à un dossier sur Simone Weil, anarchiste et chrétienne, préparé par Lucien Feuillade pour la revue L'Âge Nouveau. Aussi, pour Louis Mercier, la publication à l'automne 1954 dans Témoins 1 de la lettre de Simone Weil à Bernanos, est un choc. Il croit y voir un mauvais procès fait à ses camarades de combat du Groupe international. Simone exposait en effet à Bernanos certains faits tragiques dont Ridel avait été le témoin plus ou moins direct au cours de son séjour sur le front d'Aragon, et qu'il s'était gardé de rapporter à l’époque dans ses articles du Libertaire. Avant d’en venir à l’exposé de ces événements, et à la sorte de polémique posthume et unilatérale entre Simone Weil et Louis Mercier dont ils furent le lointain détonateur, arrêtons­nous d'abord sur la manière dont Ridel rendait compte dans le Lib’, semaine après semaine, de l’avance de la colonne Durruti en Aragon. Dans les premiers reportages envoyés du front, le ton est tranchant, martial, sans réplique, surtout en ce qui concerne la « justice » révolutionnaire : 1 C a h i e r s t r i m e s t r i e l s p u b l i é s p a r J e a n P a u l S a m s o n ( A l b e r t C a m u s e t A n d r é P r u d h o m m e a u x f a i s a i e n t p a r t i e d u c o m i t é d e l e c t u r e ) . 1 « Le massacre des anarcho­syndicalistes à l'intérieur de Saragosse a parait­il été terrible. Aussi l'on comprend que le mot d'ordre de la CNT et de la FAI soit : «pas de quartier». Aucun sentimentalisme n'est plus possible devant la férocité fasciste. » « A Lerida, les églises comme celles des autres villes catalanes sont purifiées par le feu. « L'épuration des régions contrôlées se fait normalement. A la barbarie et à la cruauté fasciste répond la justice révolutionnaire. Curé et officiers fascistes en font régulièrement les frais. » 2 « Les fascistes notoires qui n'ont pu s'échapper sont châtiés impitoyablement. » 3 « Au village de Pina (…). La grande église est noircie par le feu qui a détruit tout le mobilier et les objets pieux. Pas de messe aujourd'hui, le curé est en fuite ou fusillé. » 4 Selon Lucien Feuillade, ami intime de Ridel à l'époque, qui assistait parfois Louis Anderson, le secrétaire de rédaction du Libertaire, dans la préparation de la copie pour l'imprimerie, ce dernier était choqué par la désinvolture avec laquelle Ridel rapportait ces faits. Ander disait : « On reconnaît bien là l’état d’esprit des copains de la Fédération communiste libertaire… » Il voulait dire par là que ces derniers étaient plus proche de l'esprit « netchaiëvien » des bolcheviks, que de celui, pétri d'humanisme, des anarchistes de la « synthèse ». A ceci près, fait remarquer aujourd'hui Feuillade, que c’était là les propos d’un homme qui n’aurait jamais fusillé personne, mais qui ne se battait pas non plus, et ne risquait donc pas d’être mis face à de telles situations (contrairement à Simone Weil). Maintenant, il faut revenir plus en détails sur le bref séjour de Simone Weil au sein du Groupe international de la colonne Durruti. Sur cette « micro­histoire », on dispose de trois témoignages — ceux, écrits à chaud, de Simone Weil et Charles Ridel, et celui, oral, de Charles Carpentier, recueilli cinquante ans plus tard, qui permettent de la reconstituer presque heure par heure. En comparant les témoignages de Simone et de Ridel, on voit comment des détails minuscules mais révélateurs (par exemple sur les paysans, « alliés » ou non), sont perçus différemment selon les sensibilités de l’un ou de l’autre. Ridel se montre davantage réceptif aux faits qui vont dans le sens de la cause pour laquelle il combat, il ne veut voir que ce qui cadre avec son schéma révolutionnaire. Simone, elle, est certes 2 L e L i b e r t a i r e , 7 a o û t 1 9 3 6 - a r t i c l e d a t é d u 2 a o û t à B u j a r a l o z . 3 L e L i b e r t a i r e , 2 1 a o û t 1 9 3 6 . 4 L e L i b e r t a i r e , 1 1 s e p t e m b r e 1 9 3 6 - d a t é d u 1 6 a o û t à P i n a . 2 de tout cœur du côté des faibles, des opprimés : « Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclament des couches méprisées de la hiérarchie sociale, jusqu’à ce que j’ai pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toutes les sympathies. Le dernier qui m’ait inspiré quelque confiance, c’était la CNT espagnole. J’avais un peu voyagé en Espagne — assez peu — avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l’amour qu’il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j’avais vu dans le mouvement anarchiste l’expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n’importe qui, et où, par suite, se coudoyaient l’immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté, mais aussi l’amour, l’esprit de fraternité, et surtout la revendication de l’honneur si belle chez des hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l’emportaient sur ceux que poussaient le goût de la violence et du désordre. » 5 Mais Simone Weil est là aussi avec ses doutes, sa finesse d'observation, son absence de préjugés, son exigence éthique. C’est à juste titre qu’on la compare volontiers à George Orwell. Comme lui, elle est plus facilement touchée par des petits riens dérangeants, des choses furtives, mais lourdes de sous­entendus. Le lundi 17 août 1936, dans la matinée, à Pina de Ebro, Louis Berthomieux, délégué du Groupe international de la colonne Durruti, réunit ses hommes : il propose de traverser l’Ebre pour aller brûler des cadavres franquistes qui empestent. Par la même occasion, on en profitera pour pousser une reconnaissance. Les Nationalistes sont retranchés dans la gare de Pina, sur l’autre rive de l’Ebre. Entre la gare et l’Ebre s’étend un no man’s land de champs et de marécages, traversé par deux étroits bras morts du fleuve. Après un quart d’heure de discussions, une quinzaine d’hommes s’entassent dans la seule barque disponible. Simone Weil faisant mine de se joindre à eux, Berthomieux s’y oppose. Simone se fâche. Berthomieux, exaspéré par tant d’entêtement, s’exclame : « Seigneur, délivrez­nous des souris ! ». La discussion menaçant de s’éterniser, il la laisse accompagner la petite expédition. Évidemment, à première vue, elle paraît un peu touchante et ridicule, cette intellectuelle myope et empotée qui veut à tout prix participer en première ligne à une opération de guérilla en compagnie de quelques durs­à­cuire. 5 S i m o n e We i l , L e t t r e à B e r n a n o s . 3 Pourtant, dans son journal 6 , elle fait preuve d’une rare acuité : « Louis Berthomieux (délégué) : « On passe le fleuve. » Il s'agit d'aller brûler trois cadavres ennemis. On passe uploads/Geographie/ l-mercier-s-weil.pdf

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