Le non-lieu de l’exil dans le cinéma francophone de Belgique Marc-Emmanuel Mélo

Le non-lieu de l’exil dans le cinéma francophone de Belgique Marc-Emmanuel Mélon Groupe de recherche sur l’Interculturel Université de Liège Communication au colloque Trajectoires interculturelles. Exils imaginaires et exils réels dans le domaine francophone : théorie, histoire, figure, pratiques Université d’El Jadida (Maroc), 10-12 décembre 2002 Références de cet article (mention obligatoire) : MÉLON, Marc-Emmanuel, «Le non-lieu de l'exil dans le cinéma de Belgique francophone», actes du colloque d'El Jadida (Maroc, 10-12 décembre 2002) : Trajectoires interculturelles. Exils imaginaires et exils réels dans le domaine francophone : théorie, histoire, figures, pratiques, El Jadida, Publication de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université d'El Jadida, 2004, pp. 341-353. Si l’exil est d’abord réel et non une métaphore, comme l’a dit Abdesslam El Ouazzani 1, sa représentation cinématographique n’en pose pas moins un problème d’image. On l’a assez dit par ailleurs, l’exil n’est pas seulement affaire de territorialité, de déplacement, de changement de lieu. C’est aussi une question de déracinement, d’étrangeté à soi-même comme l’a dit Mohamed Marath, de perte d’identité, d’acculturation, d’isolement, de solitude, de manque, d’abandon ou de deuil, ou encore, sur un versant positif, de quête intérieure, si pas de refondation. Comment le cinéma, qui est image avant d’être récit, représente-t-il non seulement l’exil territorial, mais surtout la conscience de l’exil, sa souffrance, son fil intérieur ? Le cinéma, en prise directe avec le réel, donne une image du monde, quand bien même ce monde serait imaginaire. Husserl disait que la conscience est toujours conscience de quelque chose. De même, l’image de cinéma, rappelait naguère Jean-Louis Baudry 2, est comme la conscience, elle est toujours image de quelque chose. Ce quelque chose, dans le cinéma de l’exil, qu’est-ce que c’est ? Autre chose, en tous les cas, qu’un simple déplacement, qu’un changement de territoire. Et son image, quelle est-elle ? Radicalisant la pensée de Baudry, Gilles Deleuze dira plus tard : « le plan, c’est-à-dire la conscience ». Un seul plan de cinéma qui parviendrait à donner une image de l’exil ne serait-il pas aussi la conscience de l’exil ? Le cinéma, et tout particulièrement le cinéma américain dirigé pendant un demi-siècle par des exilés d’Europe centrale, a largement contribué à donner des images positives de l’exil, mais il n’a pu le faire qu’à la condition de rendre à l’exil sa dimension première, géographique, c’est-à-dire de le traiter en termes de lieux et de territoires, de départ, de voyage et d’arrivée en un nouveau lieu, un nouveau pays, une terre, c’est-à-dire, pour tout Américain, une terre promise. De ce point de vue on peut dire que le Western (« le cinéma américain par excellence ») rejoue métaphoriquement, en le transposant sur la carte de l’Ouest, le mythe américain de l’exil comme terre promise. Même si tous les cinéastes européens exilés aux Etats-Unis (les Stroheim, Sternberg, Lubitsch, Murnau Lang, Hitchcock, Preminger, Wilder, etc) n’ont pas traité la question de l’exil dans leurs films, pas plus que certains cinéastes américains exilés en Europe (Losey le premier), les grands films sur l’exil sont généralement réalisés par des exilés comme Elia Kazan (America America), Charlie Chaplin (de The Emigrant à The King in New York), Michael Curtiz (Casablanca), ou encore, en Europe, Andreï Tarkovski (Nostalghia) ou Jerzy Skolimowski (Travail au noir). Dans ces films, comme tant d’autres, l’exil a un but, ce but est un lieu et ce lieu s’identifie à un territoire, une nation, une culture, une société. La Belgique, comme d’autres pays d’Europe occidentale, est une terre d’exil. Elle a accueilli des générations d’immigrés italiens, espagnols, portugais, polonais, puis maghrébins, turcs et aujourd’hui africains. En mal d’identité nationale, partagé entre plusieurs communautés linguistiques et culturelles, ce pays a évolué depuis une vingtaine d’années vers une société pluriculturelle dont témoigne exemplairement sa production cinématographique. À la fois concrètement et symboliquement, l’exil traverse toute l’histoire de son cinéma, dans le sens des départs autant que dans celui des arrivées. La Belgique a vu s’exiler, vers Paris le plus souvent, certains de ses plus grands cinéastes, scénaristes et acteurs (Jacques Feyder, Charles Spaak, Eve Francis, Chantal Akerman, Lucas Belvaux, Marie Gillain) en même temps qu’elle en a accueilli d’autres, immigrés de première ou de seconde génération, d’origine polonaise (Boris Lehman et Samy Szlingerbaum), portugaise (Joao Correa), allemande (Peter Woditsch), palestinienne (Michel Khleifi), tunisienne (Mahmoud Ben Mahmoud) ou congolaise (Mweze Ngangura). Si l’exil est incontestablement une réalité de la production cinématographique belge, il constitue aussi une thématique centrale d’un grand nombre de films réalisés en Belgique, par des cinéastes d’origine belge ou non, dans lesquels il apparaît dans sa double dimension : partir (dans Le grand jeu de Jacques Feyder, Le fils d’Amr est mort de Jean-Jacques Andrien, Issue de secours de Thierry Michel ou Just Friends de Marc-Henri Wajnberg), ou arriver (Bruxelles-Transit de Samy Szlingerbaum, La promesse de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Pièces d’identité de Mwese Ngangura). Cependant, au-delà de la simple récurrence du thème, certains films produits en Belgique ont donné de l’exil une image différente, singulière et particulièrement éclairante : une image qui est en même temps une conscience de l’exil. C’est cette image — cette conscience — qu’on se propose ici d’interroger dans trois films réalisés au cours d’une même période (entre 1976 et 1982), par des cinéastes de la même génération, nés tous trois entre 1947 et 1950 et qui sont tous les trois des exilés : News from home (1976), de Chantal Akerman, Bruxelles-transit (1979), de Samy Szilingerbaum et Traversées (1982), de Mahmoud Ben Mahmoud. Aussi proches et en même temps différents soient-ils, ces trois films se construisent autour d’une même idée, une idée de l’exil qui est en même temps une idée de cinéma : l’exil n’y est pas traité comme une migration, un déplacement d’un pays vers un autre, d’une culture vers une autre, et donc d’un lieu vers un autre. Il y est plutôt l’affaire d’un non-lieu. À propos de l’écriture de l’exil, Mohammed Martah parlait d’un espace de dépossession, d’un abîme, d’une absence, d’un vide, d’un « pseudo chez soi », d’un espace intermédiaire, d’un « entre-deux spatial », d’un « lieu qui ne fait pas monde » 3. Cette idée d’un « lieu qui ne fait pas monde », si adéquate pour décrire la posture de l’écrivain en exil, pris entre deux espaces comme entre deux langues, rencontre très précisément celle que l’on voudrait avancer ici. Qu’est-ce en effet que le lieu de l’exil ? Je dirais : c’est à la fois un lieu et un non-lieu. C’est un « lieu anthropologique » au sens que Marc Augé donne à ce terme, à savoir : « une construction concrète et symbolique de l’espace (…), un principe de sens pour ceux qui l’habitent et un principe d’intelligibilité pour ceux qui l’observent » 4. Le lieu anthropologique a au moins trois caractères : il est identitaire (c’est le lieu de naissance, la maison, le quartier où l’on vit, la place publique), relationnel (c’est le réseau de relations entre individus singuliers qui occupent un lieu commun) et historique (l’histoire de son occupation assure une stabilité minimale). Le lieu « propose et impose une série de repères qui ne sont sans doute pas ceux de l’harmonie sauvage ou du paradis perdu, mais dont l’absence, lorsqu’ils disparaissent, ne se comble pas aisément » 5. L’exilé quitte un lieu (le sien) et arrive dans un autre. Cet autre lieu, le lieu de l’exil, est toujours un lieu au sens anthropologique, non pour l’exilé mais pour les autochtones qui y vivent, qui y sont nés, qui y ont établi un réseau de relations sociales et pour qui ce lieu a une histoire. Pour l’exilé par contre, ce lieu, qui est le même, est un non-lieu. Il n’y est pas né, son nom n’évoque pas un point du paysage, ses relations avec les autres occupants du lieu demeurent à la périphérie des cercles relationnels déjà construits, ses ancêtres n’y sont pas enterrés. Ce qui est un lieu pour les autochtones est un non-lieu pour l’exilé. Marc Augé donne cependant à la notion de « non-lieu » une signification très concrète. Par « non- lieu », il désigne « un monde où l’on naît en clinique et où l’on meurt à l’hôpital, où se multiplient, en des modalités luxueuses ou inhumaines, les points de transit et les occupations provisoires (les chaînes d’hôtels et les squats, les clubs de vacances, les camps de réfugiés, les bidonvilles promis à la casse ou à la pérennité pourrissante), où se développe un réseau serré de moyens de transport qui sont aussi des espaces habités, où l’habitué des grandes surfaces, des distributeurs automatiques et des cartes de crédit renoue avec les gestes du commerce “à la muette”, un monde ainsi promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère (…) » 6. « Le passager des non-lieux ne retrouve son identité qu’au contrôle de douane, au péage ou à la caisse enregistreuse. En attendant, il obéit au même code que les autres, enregistre les mêmes messages, répond aux mêmes sollicitations. L’espace du non-lieu uploads/Geographie/ exil-cinema-belge-melon.pdf

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