Turgot Lettre à l'abbé de Cicé Paris, 7 Avril 1749. Les offices dont nous somme
Turgot Lettre à l'abbé de Cicé Paris, 7 Avril 1749. Les offices dont nous sommes accablés m'ont empêché de vous écrire jusqu'à ce jour, mon cher abbé, et je profite du premier moment de liberté qui se présente. Vous avez sans doute été de même fort occupé, tant par les offices de la semaine sainte que par vos visites dans la ville. J'ai vu du moins une lettre de l'abbé de Véri où il marquait que la compagnie était à Bourges bonne et nombreuse; je vous en fais mon compliment à tous deux et surtout à lui; cela pourra adoucir l'ennui d'être éloignés de Paris et vous délasser des fatigues de l'étude et des importantes affaires que vous aurez à traiter. Pour moi, mon cher abbé, vous jugez bien que le séminaire n'est pas un séjour de consolation, mais vous savez aussi qu'il n'en est aucun qui puisse me dédommager du plaisir de vous voir et de vous embrasser aussi souvent que mon amitié le souhaiterait. Nous voila réduits à converser de loin. Je n'ai point oublié mes engagements, et pour entamer dès aujourd'hui quelque matière, je vous dirai que j'ai lu les trois lettres que l'abbé Terrasson publia en faveur du système de Law quelques jours avant le fameux arrêt du 21 Mai 1720, qui, comme vous croyez bien, le couvrit de ridicule. Une partie de cet écrit roule sur les rentes constituées, qu'il prétend être usuraires. Il y a dans ses raisonnements du vrai, du faux, et rien d'approfondi. Il ne connaît point assez la nature de l'intérêt, ni la manière dont il est produit par la circulation; mais il montre assez bien que le Parlement, dans ses remontrances sur la diminution des rentes, est encore plus ignorant que lui. Tout le reste de l'ouvrage traite du crédit et de sa nature, et comme c'est là le fondement du système ou plutôt tout le système, je vous rendrai compte des réflexions que j'ai faites en le lisant. Je crois que les principes qu'il expose sont ceux mêmes de Law, puisqu'il écrivait sans doute de concert avec lui; et dès lors, je ne puis m'empêcher de penser que Law n'avait point des vues assez sûres ni assez étendues pour l'ouvrage qu'il avait entrepris. « Premièrement, dit l'abbé Terrasson au commencement de sa seconde lettre, c'est un axiome reçu dans le commerce que le crédit d'un négociant bien gouverné monte au décuple de son fonds. » Mais ce crédit n'est point un crédit de billets, comme celui de la banque de Law. Un marchand qui voudrait acheter des marchandises pour le décuple de ses fonds et qui voudrait les payer en billets au porteur, serait bientôt ruiné. Voici le véritable sens de cette proposition: un négociant emprunte une somme pour la faire valoir, et non seulement il retire de cette somme de quoi payer les intérêts stipulés et de quoi la rembourser au bout d'un certain temps, mais encore des profits considérables pour lui-même. Ce crédit n'est point fondé sur les biens de ce marchand, mais sur sa probité et sur son industrie, et il suppose nécessairement un échange à une échéance déterminée, car si les billets étaient payables à vue, le marchand ne pourrait jamais faire valoir l'argent qu'il emprunterait. Aussi est-il contradictoire qu'un billet à vue porte intérêt, et un pareil crédit ne peut passer les fonds de celui qui emprunte. Ainsi le gain que fait le négociant par son crédit et qu'on prétend être décuple de celui qu'il ferait avec ses seuls fonds, vient uniquement de son industrie; c'est un profit qu'il tire de l'argent qui passe entre ses mains au moyen de la confiance que donne son exactitude à le restituer, et il est ridicule d'en conclure, comme je crois l'avoir lu dans Dutot, qu'il puisse faire des billets pour dix fois autant d'argent qu'il en possède. Remarquez que le Roi ne tire point d'intérêt de l'argent qu'il emprunte; il en a besoin, ou pour payer ses dettes, ou pour les dépenses de l'Etat; il ne peut par conséquent restituer qu'en prenant sur ses fonds, et dès lors, il se ruine s'il emprunte plus qu'il n'a. Son crédit ressemble à celui du clergé. En un mot, tout crédit est un emprunt, et a un rapport essentiel à son remboursement. Le marchand peut emprunter plus qu'il n'a, parce que ce n'est pas sur ce qu'il a qu'il paye, et les intérêts, et le capital, mais sur ce qu'il emprunte, qui, bien loin de dépérir entre ses mains, y augmente de prix par son industrie. L'Etat, le Roi, le clergé, les Etats d'une province, dont les besoins absorbent les emprunts, se ruinent nécessairement si leur revenu n'est pas suffisant pour payer tous les ans, outre les dépenses courantes, les intérêts et une partie du capital de ce qu'ils ont emprunté dans le temps des besoins extraordinaires. L'abbé Terrasson pense bien différemment. Selon lui, « le Roi peut passer de beaucoup la proportion du décuple à laquelle les négociants et les particuliers sont fixés ». Le billet d'un négociant, pouvant être refusé dans le commerce, ne circule pas comme l'argent, et par conséquent revient bientôt à sa source; son auteur se trouve obligé de payer et se trouve comme privé du bénéfice du crédit. Il n'en est pas de même du Roi: tout le monde est obligé d'accepter son billet et, que ce billet circule comme l'argent « il paye valablement avec sa promesse même ». Cette doctrine est manifestement une illusion. Si le billet vaut de l'argent, pourquoi promettre de payer? Si le billet tient lieu de monnaie, ce n'est plus un crédit. Law l'a bien senti, et il avoue que le papier circulant est véritablement une monnaie; il prétend qu'elle est aussi bonne que celle d'or et d'argent. « Ces deux métaux, dit l'abbé Terrasson, ne sont que les signes qui représentent les richesses réelles, c'est-à-dire les denrées. Un écu est un billet conçu en ces termes: Un vendeur quelconque donnera au porteur la denrée ou marchandise dont il aura besoin jusqu'à la concurrence de trois livres, pour autant d'une autre marchandise qui m'a été livrée; et l'effigie du Prince tient lieu de signature. Or, qu'importe que le signe soit d'argent ou de papier? Ne vaut-il pas mieux choisir une matière qui ne coûte rien, qu'on ne soit pas obligé de retirer du commerce où elle est employée comme marchandise, enfin qui se fabrique dans le Royaume et qui ne nous mette pas dans une dépendance nécessaire des étrangers et possesseurs de mines, qui profitent avidement de la séduction ou l'éclat de l'or et de l'argent a fait tomber les autres peuples; une matière qu'on puisse multiplier selon ses besoins, sans craindre d'en manquer jamais, enfin qu'on ne soit jamais tenté d'employer à un autre usage qu'à la circulation? Le papier a tous ces avantages, qui le rendent préférable à l'argent. » Ce serait donc un grand bien que la pierre philosophale si tous ces raisonnements étaient justes car on ne manquerait jamais d'or ni d'argent pour acheter toutes sortes de denrées. Mais était-il permis à Law d'ignorer que l'or s'avilit en se multipliant, comme toute autre chose? S'il avait lu et médité Locke, qui avait écrit vingt ans avant lui, il aurait su que toutes les denrées d'un État se balancent toujours entre elles et avec l'or et l'argent, suivant la proportion de leur quantité et de leur débit; il aurait appris que l'or n'a point une valeur intrinsèque qui réponde toujours à une certaine quantité de marchandise, mais que, quand il y a plus d'or, il est moins cher, et qu'on en donne plus pour une quantité déterminée de marchandise; qu'ainsi l'or, quand il circule librement, suffit toujours aux besoins d'un Etat, et qu'il est fort indifférent d'avoir 100 millions de marcs ou un million, si on achète toutes les denrées plus cher dans la même proportion. Il ne se serait pas imaginé que la monnaie n'est qu'une richesse de signe dont le crédit est fondé sur la marque du prince. Cette marque n'est que pour en certifier le poids et le titre. Elle en fixe si peu le prix que l'augmentation des monnaies laisse toujours le poids et le titre dans le même rapport avec les denrées et que l'argent non monnayé est aussi cher que le monnayé; la valeur numéraire n'est qu'une pure dénomination. Voilà ce que Law ignorait en établissant la banque. C'est donc comme marchandise que l'argent est, non pas le signe, mais la commune mesure des autres marchandises; et cela, non pas par une convention arbitraire fondée sur l'éclat de ce métal, mais parce que, pouvant se réduire au même titre et se diviser exactement, on en connaît toujours la valeur. L'or tire donc son prix de sa rareté, et bien loin que ce soit un mal qu'il soit employé en même temps et comme marchandise et comme mesure, ces deux emplois soutiennent son prix. Je suppose que le Roi puisse établir de la monnaie de papier, ce qui ne uploads/Finance/ turgot-1749-lettre-sur-le-papier-monnaie-lettre-a-l-x27-abbe-de-cice.pdf
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- Publié le Oct 04, 2021
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