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Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 1 1/3 Anastasia, piégée dans Boutcha, raconte PAR MATHILDE GOANEC ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 7 AVRIL 2022 Montage de photos prises par Anastasia, le 5 mars 2022. © Mediapart Habitante de cette banlieue de Kyiv pilonnée par l’armée russe, Anastasia a vécu l’enfer à Boutcha, jusqu’à son évacuation le 11mars 2022. La jeune Ukrainienne, désormais réfugiée en Roumanie avec sa fille, raconte la violence qui s’est abattue sur elle et sa famille, et sa fuite parmi les cadavres de sa rue. Anastasia habite rue Yablonska, à Boutcha, cette ville martyre d’un peu moins de 40000habitant·es, située à 30km au nord-ouest de la capitale ukrainienne. «Cette rue est devenue mondialement célèbre parce qu’elle est maintenant couverte de cadavres»,rappelle l’Ukrainienne de 32ans, qui préfère ne pas donner son nom de famille. Avant la révolution de Maïdan en 2014, l’artère s’appelait encore rue Kirov, d’après l’un des hommes forts de la période soviétique. Renommée en hommage à la grande peintre ukrainienne Tatiana Yablonskaya, c’est désormais un cimetière à ciel ouvert qu’a fui Anastasia, sa fille de 7ans sous le bras. Écouter cet article Le 24 février, à 5heures du matin, cette employée de 32ans d’un institut de beauté à Irpin, autre banlieue proche de Kyiv (Kiev en russe) dévoilée au monde par la guerre, se réveille au son de deux avions de chasse, qui survolent la maison familiale où elle vit avec son enfant et ses parents. «Bien sûr, je n’ai pas compris tout de suite. Mon cœur battait la chamade. Puis j’ai entendu ma mère se lever. Je suis allée dans sa chambre et j’ai demandé: “Tu as entendu ça aussi, ou je rêvais?” Mais ce n’était pas un rêve.» Anastasia a allumé le poste de télévision et découvert les intentions du président russe Vladimir Poutine, à savoir «protéger les citoyens russophones» du pays et «dénazifier» l’Ukraineen y envoyant ses troupes. Des explosions éclatent alors dans tout le pays. «Et puis vers l’heure du déjeuner, l’aéroport de Gostomel [proche de la capitale – ndlr] était attaqué. Un tas d’hélicoptères sont passés, on a multiplié les appels à tous ceux qu’on connaissait et qui vivaient là. Et il y avait de la fumée partout. Toute la journée, des avions de chasse ont survolé la ville.» Son père commence à préparer la cave de leur maison. «J’ai emmené ma fille se cacher au sous- sol pour la première fois. J’ai essayé de ne pas paniquer, mais mes jambes tremblaient terriblement.» Les bombardements s’intensifient, généralement vers 6 ou 7heures du matin, du côté de la grande «route de Varsovie» de Boutcha. «Une volée d’un côté, une volée en retour»,raconte Anastasia. Le 27 février, «c’est devenu très effrayant». Une colonne de chars descend la rue Vokzalna, perpendiculaire à la rue Yablonska. « Deux heures terribles. La cave a tremblé et les explosions nous faisaient dresser les cheveux sur la tête. Il y a eu un bruit de verre. Une fenêtre dans le grenier a été brisée par l’onde de choc. Des véhicules d’infanterie ont décidé de s’échapper par notre rue. Lorsque tout semblait s’être calmé, mon père et mon ex-mari, qui était avec nous, sont allés voir ce qui se passait. À ce moment-là, huit soldats russes ont abandonné leur équipement et ont poursuivi nos soldats à travers les cours des maisons avec des mitrailleuses.» Anastasia photographie, ce jour-là, le corps d’un militaire ukrainien, sur le bord du trottoir, et les chars des deux armées, dont ceux des Russes, Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 2 2/3 reconnaissables à leur petit ruban orange et noir de Saint-Georges, symbole de la grande guerre patriotique. Montage de photos prises par Anastasia, les 27 et 28 février 2022 © Mediapart Les jours suivants, la situation humanitaire s’aggrave. Plus de gaz, un peu d’électricité, peu de nourriture dans les magasins. La ville n’est pas encore sous contrôle russe mais la plupart des ponts vers Kyiv sont minés. En mars, les soldats russes entrent dans Boutcha du côté de l’usine de verrerie, au début de la rue Yablonska. «Des échanges de tirs actifs ont commencé dans les rues. Ce jour-là, j’étais avec ma fille chez ma sœur. Nous avons passé la nuit là-bas, nous craignions de rentrer à la maison.» La nuit, les tanks font un bruit d’enfer, au point de faire trembler la maison. Le lendemain, les soldats ukrainiens reprennent les rues. De nombreux habitant·es en profitent pour quitter la ville. Le 2mars, l’évacuation d’Irpin par voie ferroviaire commence. «Déjà, à l’époque, je pense à partir moi aussi»,confie Anastasia. Le 5 mars, une balle traverse l’une des fenêtres de la maison. Elle finit sa course fichée dans le mur d’en face. Les bombardements reprennent et la famille court vers la cave. «C’est là que nous avons découvert qu’il n’y avait pas de courant. Plus d’internet. Une heure plus tard, le service de téléphonie mobile était interrompu. Nous ne sommes pas sortis, ils ont commencé à tirer dans la rue.» Anastasia raconte avoir vu un bus blanc s’écraser à la sortie d’un virage à quelques mètres de sa maison, touché par un char russe. «Des éclats d’obus ont volé jusqu’à notre porte. Il y avait déjà des cadavres dans la rue.» Montage de photos prises par Anastasia, le 5 mars 2022. © Mediapart Une vieille bouteille de gaz permet à la maisonnée de préparer de la nourriture et du thé, pour se tenir au chaud. La maison devient glaciale. Le 7mars, un tank stationne à l’extérieur de la clôture du jardin. «Nous ne sortions presque jamais à l’extérieur, seulement pour cuisiner ou chauffer les aliments. À la maison, nous portions des bottes et des vestes. Il y avait des nuits où les bombes secouaient la maison. Nous ne réagissions plus. C’est devenu notre nouvelle norme de s’endormir au son des explosions.» Anastasia possède un petit lecteur MP3 qui lui permet de capter la radio. C’est ainsi qu’elle apprend que l’évacuation de Boutcha a commencé. «Mais comment sortir de la maison? Les corps s’entassaient au delà de la porte. C’était affreux.» L’ex-mari d’Anastasia décide d’allumer son téléphone, un SMS s’affiche sur l’écran. Une demi-heure d’errance dans la maison, le téléphone à la main porte ses fruits, un SMS est renvoyé à l’un des collègues d’Anastasia. «Puis, le silence» Au matin du 10mars, le père de la jeune femme lui annonce une mauvaise nouvelle: la poignée du réservoir d’essence est cassé, impossible désormais de compter sur de l’eau chaude ou de cuisiner. Anastasia s’effondre en larmes, deux heures durant. «Il me semblait que nous allions mourir là-bas.» Un homme tape à la porte. La famille se fige, mais c’est heureusement un beau-frère qui a réussi à se faufiler dans les rues désertes de la ville, depuis la maison de la sœur d’Anastasia. «Nous avons décidé que ma fille, Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr 3 3/3 mon ex-mari et moi allions prendre le risque de les rejoindre. Mes parents ont dit qu’ils resteraient à la maison.» Tous trois emballent à la hâte leurs affaires et quelques papiers, rejoints par une vieille voisine qui laisse sa mère de 95ans derrière elle. Le 11mars 2022, Anastasia, sa fille Maria, sa sœur, sa nièce de trois mois et son ex-mari décident d’évacuer, craignant que la ville ne se referme définitivement. «Nous avons marché, agitant des brassards blancs jusqu’au poste de contrôle, c’était un cauchemar.» La famille, évacuée en voiture, heurte en route un minibus à 60km/ h, leur véhicule finit presque dans la rivière ; avec, au- dessus d’eux, défoncé par les bombardements, le pont vers Irpin, sur lequel s’entassent des voitures brûlées et abandonnées. « Nous avons traversé sous le pont, et là, les volontaires nous ont ramenés à Kyiv, dans une église, où nous avons pu allumer nos téléphones, et passer la nuit.» Anastasia découvre sur l’écran les messages des amis et des proches, fous d’angoisse. Deux semaines plus tard, sa mère puis son père sont à leur tour évacués. Anastasia a quitté l’Ukraine le 16mars pour la Roumanie, où elle s’est installée temporairement avec sa fille. Dix jours plus tard, Moscou annonce retirer ses troupes autour de la capitale ukrainienne, pour mieux se concentrer sur l’est et le sud du pays, une déroute sévère pour l’armée russe. Repassée sous contrôle ukrainien fin mars, largement minée, la ville de Boutcha s’ouvre début avril aux regards extérieurs et aux journalistes. C’est l’effroi. Plusieurs cadavres jonchent les rues, certains ont les mains liées dans le dos, selon des journalistes et des photographes sur place. Les autorités locales font état de fosses communes abritant des dizaines de corps. Le New York Times, utilisant des images satellites de la ville, considère qu’au moins onze personnes dont les corps ont été retrouvés le long de la rue Yablonskaya étaient là depuis des semaines. « Début mars,raconte Anastasia, six étaient déjà morts.» Des civils, assure la jeune femme. «Il y avait un cadavre à côté de chez nous, cet homme revenait du travail. Je n’ai donc pas été uploads/Finance/ mediapart 3 .pdf
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- Publié le Nov 28, 2022
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