Le droit international face à la guerre en Ukraine Entretien avec Julia Grignon
Le droit international face à la guerre en Ukraine Entretien avec Julia Grignon par Juliette Roussin Depuis le début de la guerre en Ukraine, les accusations de crimes de guerre se multiplient, et le droit international est très souvent invoqué pour dénoncer les actions de l’armée russe. La juriste Julia Grignon revient sur les spécificités du droit international humanitaire. Julia Grignon est professeure agrégée de droit à l’Université Laval, spécialiste du droit des conflits armés. Elle est l’autrice de L’Applicabilité temporelle du droit international humanitaire (Schulthess/LGDJ, Genève, 2014) et de nombreux articles scientifiques. Depuis le début de la guerre en Ukraine, Julia Grignon et les membres de son programme de recherche « Osons le DIH », analysent régulièrement divers aspects du conflit ukrainien à la lumière du droit international humanitaire, sur le blogue Quid Justitiae [https://www.quidjustitiae.ca]. La Vie des idées : Qu’est-ce que le droit international humanitaire, ou droit des conflits armés ? 2 Julia Grignon : Le droit international humanitaire est la branche du droit international public applicable dans les conflits armés. Il a effectivement pour synonyme « droit des conflits armés » ou encore « jus in bello », par opposition au « jus ad bellum » ou « jus contra bellum » qui recouvre le droit de la Charte des Nations Unies, c’est-à-dire le droit au recours à la force en droit international. Le droit international humanitaire est aujourd’hui contenu dans une centaine de traités internationaux dont le socle fondamental est constitué par quatre Conventions, adoptées à Genève le 12 août 1949, qui ont chacune vocation à protéger une catégorie de personne particulière (les blessés et malades, les naufragés, les prisonniers de guerre et les personnes civiles) ; et deux Protocoles additionnels adoptés en 1977, qui complètent le droit international humanitaire applicable aux conflits armés internationaux et non internationaux. En plus de compléter les protections aux personnes affectées par les conflits armés internationaux, le premier Protocole additionnel comprend toutes les règles relatives à la conduite des hostilités, c’est-à-dire aux moyens et méthodes de guerre licites en temps de conflits armés, qui s’articulent autour de trois règles fondamentales : la distinction, la proportionnalité et les mesures de précaution. La Vie des idées : Depuis le début de l’invasion russe, votre équipe de recherche analyse le déroulement du conflit à la lumière des règles du droit international, et relève notamment les violations au droit des conflits armés commises par les deux camps. Concrètement, comment travaillez-vous ? Comment documentez-vous les violations et crimes de guerre ? Ce travail de documentation et d’analyse contribue- t-il à qualifier les faits en vue de l’émission de mandats d’arrêt par la Cour pénale internationale ? Julia Grignon : Notre travail consiste à éclairer les affrontements se déroulant sur le territoire de l’Ukraine au regard du droit international humanitaire. Il ne s’agit pas de prendre part à un processus judiciaire. En cela nous ne documentons pas les faits ni ne posons de qualification juridique propre à être produite dans le cadre d’un procès pénal. Notre démarche part du principe qu’avant le temps judiciaire, le temps du procès pénal, au cours duquel toutes les responsabilités devront effectivement être établies, il y a le temps du conflit armé lui-même, le temps que nous vivons actuellement. Un temps dans lequel s’applique le droit international humanitaire dont il faut chercher le respect, afin justement de minimiser ses violations autant que faire se peut. Or, une des manières de contribuer à une culture de respect du droit international humanitaire consiste à en assurer la diffusion. C’est ce que nous cherchons à faire à travers les notes de blogue que nous produisons. Nous utilisons les 3 faits tels qu’ils nous sont présentés par différents médias que nous estimons fiables, médias traditionnels comme médias sociaux, ainsi que toute la documentation disponible en « open source ». Nous nous assurons toujours que les événements que nous évoquons sont corroborés par plusieurs sources et lorsque c’est le cas, nous formulons des hypothèses. Nos notes de blogue sont donc toutes rédigées au conditionnel. Ce travail nous a permis de faire connaître le droit international humanitaire, notamment auprès de personnes qui ont vocation à l’appliquer. En effet, certaines dispositions s’adressent à tout le monde, et pas simplement aux États ou aux autorités qui les représentent. Les journalistes se sont par exemple particulièrement intéressés à la règle qui interdit de soumettre des prisonniers à la curiosité publique. Cette règle est énoncée à l’article 13 de la Troisième Convention de Genève qui protège les prisonniers de guerre. Elle signifie que, même sans qu’ils subissent d’insultes ou de violences verbales ou physiques, faire parader des prisonniers de guerre ou les contraindre à apparaître sur des photos ou dans des films revient à les humilier. C’est donc une pratique interdite. Si l’une des parties au conflit ne respecte pas cette règle, les photos ou les films ainsi obtenus ne devraient pas être relayés par les médias. Le faire ne constitue pas un crime de guerre, c’est néanmoins une violation du droit international humanitaire. Afin de ne pas participer à la violation de la règle, certaines rédactions journalistiques ont donc instauré la pratique de flouter les visages des prisonniers avant de diffuser leur image. Plus largement, faire savoir qu’il y a du droit dans la guerre, cela permet aussi de mobiliser la société civile, qui peut se saisir du droit en exigeant des autorités qu’elles mettent en œuvre leurs obligations juridiques. La Vie des idées : Dans son blogue, votre équipe de recherche propose une analyse juridique de nombreuses situations apparues en Ukraine, comme l’accueil inconditionnel des réfugié.es, le siège d’une ville ou le respect des droits des personnes LGBTQ+ en temps de guerre. Pouvez-vous nous donner quelques exemples dans lesquels le droit des conflits armés entre directement en jeu et permet éventuellement de qualifier certains actes de violations ou de crimes de guerre ? Julia Grignon : Lire le conflit au prisme du droit permet de démontrer que le droit international humanitaire ne laisse rien au hasard. Depuis le 24 février, jamais nous n’avons été face à une situation qui n’aurait pas été encadrée par le droit. Dans les sept 4 notes de blogue que nous avons produites jusqu’ici, nous avons relevé autour d’une trentaine de comportements qui appelaient à nos yeux un éclairage juridique. Parmi ceux-ci on peut mentionner les bombardements indiscriminés qui selon toute vraisemblance ont eu lieu dans de nombreuses villes ukrainiennes et en particulier à Marioupol, c’est-à-dire le bombardement de biens qui ne constituent pas des objectifs militaires au sens du droit international humanitaire, et en particulier le bombardement d’hôpitaux, qui bénéficient d’une protection spéciale. En effet, en plus de la protection générale contre les attaques attachée à tous les biens de caractère civil, la protection des hôpitaux fait l’objet de règles particulières. Celles-ci sont très anciennes, ont acquis un caractère coutumier et sont criminalisées dans le Statut de Rome. On peut également mentionner la déportation, qui consiste à obliger des personnes à quitter leur résidence habituelle vers un autre territoire, pratique à laquelle sembleraient se livrer les Russes à Marioupol et dans le Donbass. Faisant écho aux déportations de la Seconde Guerre mondiale, ces transferts forcés de population sont rigoureusement interdits. Ils ont également acquis un caractère coutumier et sont criminalisés au titre des crimes de guerre. Les nombreux exemples de violations du droit international humanitaire qui peuvent constituer des crimes de guerre ne doivent toutefois pas occulter que certains comportements constituent des violations qui ne sont pas des crimes de guerre, car elles ne sont pas criminalisées. Mais inversement, la gravité et le nombre des crimes commis ne doivent pas faire oublier que le droit international humanitaire est également respecté pendant les conflits armés, même actuellement en Ukraine. Toutefois, le respect du droit est silencieux. Alors que les images de ce qui constitue de manière évidente des crimes affluent, aucun média ne fera jamais la liste de tous les comportements respectueux du droit international humanitaire. Un soldat qui n’attaque pas une personne civile, un commandant qui ne donne pas l’ordre de bombarder un bâtiment de caractère civil, un soldat blessé qui est soigné ou encore un soldat qui ne procède pas au pillage des commerces qui se trouvent sur le territoire qu’il contrôle, tout cela, ça ne se documente pas. Pourtant cela se produit également, quotidiennement. La Vie des idées : Les massacres de civils de Boutcha et de Borodianka découverts après le retrait des troupes russes de la région de Kiev au début de cette semaine peuvent-ils être qualifiés de crimes de génocide, comme le soutiennent les présidents Zelensky et Biden ? 5 Julia Grignon : Avant d’entrer dans quelque qualification juridique que ce soit, j’aimerais préciser que les images et les témoignages qui arrivent de Boutcha, de Borodianka, et d’autres régions, relèvent de l’innommable, au sens littéral du terme. Il est presque impossible de mettre les mots justes sur de tels comportements, et ce peu importe qui les a commis. Le génocide est l’un des quatre grands crimes internationaux prévus par le uploads/S4/grignon.pdf
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- Publié le Fev 19, 2021
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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