Ouvrage publié avec le concours de l'Institut des hautes études sur la justice

Ouvrage publié avec le concours de l'Institut des hautes études sur la justice ISBN 2-909210-16-2 © ÉDITIONS ESPRIT, 1995 212, rue Saint-Martin, F-75003 Paris Distribution-diffusion : Le Seuil Paul Ricoeur L e J u s t e philosophie ES ™ c a ÉDITIONS • ESFMT Avant-propos L'équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels il n'est pas possible de poser un énoncé général qui s'y applique avec certitude... On voit ainsi claire- ment ce qu'est l'équitable, que l'équitable est juste et qu'il est supérieur à une certaine sorte du juste. » Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 15 (trad. J. Tricot). / Les textes réunis dans ce volume ne constituent pas à pro- prement parler les chapitres d'un livre. Il s'agit de conférences prononcées dans le cadre d'institutions diverses (dont on trou- vera la liste dans la bibliographie de l'ouvrage), et surtout sous la contrainte — bénéfique — de programmes dont je n'avais pas choisi la problématique. Et pourtant ces textes sont loin de se réduire à des écrits de circonstance. Ils m'ont permis d'exprimer une de mes plus anciennes préoccupations d'enseignant en phi- losophie, concernant le peu de cas qu'il était fait dans notre discipline des questions relevant du plan juridique, comparé au soin dont faisaient l'objet les questions touchant à la morale ou à la politique. Cette négligence est d'autant plus étonnante qu'elle est relativement récente. La République de Platon est si 7 PAUL RICŒUR liée à la question de la justice que la tradition a fait de cette idée le sous-titre du célèbre dialogue. Quant à Aristote, il consa- cre dans ses Éthiques une analyse détaillée à la vertu de justice. A l'aube des temps modernes, c'est par rapport aux théories du droit naturel que se déterminent les théories contractualistes du lien social. Les philosophies de Hobbes, de Machiavel, d'A- dam Smith ne sont des théories politiques que dans la mesure où elles proposent une explication de l'origine et de la finalité du droit. Leibniz et Kant composent des traités expressément consacrés au droit. Et comment ne pas évoquer les Principes de la philosophie du droit de Hegel, qui ont bien souvent sup- porté à eux seuls les réflexions des philosophes professionnels de ma génération portant sur la séquence morale-droit-politi- que ? Mais, même alors, c'était le lien entre l'éthique et la po- litique qui était l'objet principal de notre souci, et l'impasse était faite sur le statut spécifique du juridique. Comment expliquer cette négligence quasi générale ? Le choc produit par le déchaînement de la violence durant l'hor- rible XX E siècle explique en grande partie cette occultation de la problématique juridique par celle qu'on peut qualifier en termes généraux d'éthico-politique. Et pourtant cette occultation fait autant tort à l'une qu'à l'autre des disciplines concernées, dans la mesure où la seconde culmine dans la question de la légitimité de l'ordre par lequel l'État fait pièce à la violence, fût-ce au prix de cette autre violence dont le pouvoir politique est lui-même issu et dont il ne cesse de porter les stigmates : l'échec de la Terreur n'aurait-il rien à voir avec l'incapacité de la Révolution française à se stabiliser dans une constitution qui en aurait assuré la pérennité ? Et toute la philosophie politique de Hegel ne vient-elle pas se nouer dans la question de la constitution ? Si, néanmoins, nous n'avons pas accordé à ce pro- blème de la légitimité de l'ordre constitutionnel qui définit l'État comme État de droit - comme je l'ai fait néanmoins dans quel- ques-uns des textes rassemblés dans Lectures I : autour du poli- tique - , n'est-ce pas parce que, au lieu de séjourner longuement 8 Avant-propos auprès du topos de la philosophie hégélienne du droit, nous lais- sions plus volontiers filer notre regard du côté de la philosophie de l'histoire qui, dans le texte de Hegel, fait suite à sa théorie de l'État, dès lors qu'il n'existe plus de régime constitutionnel pour faire échec aux rapports violents entre des États se posant sur la scène du monde comme de grands individus violents ? Passé ce seuil où la philosophie de l'histoire reprenait en charge la problématique du droit, c'était la dramaturgie de la guerre qui captait à nouveau toute notre énergie de pensée, au prix d'un aveu répété de Pincompréhensibilité principielle du mal politique. Je suis loin de déplorer, encore moins de réprouver, ce retour obstiné au problème éminemment historique du mal politique, dans la mesure où j'y ai moi aussi contribué 1. C'est dès lors avec le sentiment de résister à un entraînement encou- ragé par l'esprit du temps que je me suis imposé, depuis quel- ques années, de faire droit au droit, de rendre justice à la justice. Ma rencontre avec l'Institut des hautes études pour la justice (IHEJ) a été à cet égard déterminante. J'y ai rencontré la question de l'injuste et du juste sur le plan où la réflexion sur le juridique risquait moins d'être prématurément enrôlée par une philosophie du politique, elle-même happée par une phi- losophie de l'histoire, à son tour hantée par le tourment impi- toyablement fomenté et entretenu par l'aporie du mal politique. A l'Ecole nationale de la magistrature je rencontrais, en effet, le juridique sous la figure précise du judiciaire, avec ses lois écrites, ses tribunaux, ses juges, sa cérémonie du procès et, concluant le tout, le prononcé de la sentence où le droit est dit dans les circonstances d'une cause, d'une affaire, éminemment singulière. C'est ainsi que j'ai été conduit à penser que le ju- ridique, appréhendé sous les traits du judiciaire, offrait au phi- losophe l'occasion de réfléchir sur la spécificité du droit, en son lieu propre, à mi-chemin de la morale (ou de l'éthique : la \.Cf. « Le paradoxe politique », in Lectures I, Paris, Éd. du Seuil, 1991. 9 PAUL RICŒUR nuance séparant les deux expressions n'important pas à ce stade préliminaire de notre réflexion) et de la politique. Pour donner un tour dramatique à l'opposition que je fais ici entre une phi- losophie politique où la question du droit est occultée par la hantise de la présence incoercible du mal à l'histoire, et une philosophie où le droit serait reconnu dans sa spécificité non violente, je propose de dire que la guerre est le thème lancinant de la philosophie politique, et la paix celui de la philosophie du droit. Si, en effet, le conflit, donc en une certaine façon la violence, reste l'occasion de l'intervention judiciaire, celle-ci se laisse définir par l'ensemble des dispositifs par lesquels le conflit est élevé au rang de procès, celui-ci étant à son tour centré sur un débat de paroles, dont l'incertitude initiale est finalement tranchée par une parole qui dit le droit. Il existe donc un lieu de la société - aussi violente que celle-ci demeure par origine et par coutume - où la parole l'emporte sur la vio- lence. Certes, les parties du procès ne sortent pas pacifiées de l'enceinte du tribunal. Il faudrait pour cela qu'elles soient ré- conciliées, qu'elles aient parcouru jusqu'à son terme le chemin de la reconnaissance. Comme il est dit dans la conférence don- née à la Cour de cassation et intitulée de la façon la plus simple « L'acte de juger 2 », la finalité courte de cet acte est de trancher un conflit - c'est-à-dire de mettre fin à l'incertitude - , sa finalité longue est de contribuer à la paix sociale, c'est-à-dire finale- ment à la consolidation de la société comme entreprise de co- opération, à la faveur d'épreuves d'acceptabilité qui excèdent l'enceinte du tribunal et mettent en jeu l'auditoire universel si souvent évoqué par Ch. Perelman. Certes, je ne souhaite pas être dupe de la dramatisation rhétorique qui oppose la problématique politique de la guerre à la problématique juridique de la paix : je suggérerai, de façon plus subtile, l'idée d'une priorité croisée entre les deux problé- 2. Cf. ci-après, p. 185 à 192. 10 Avant-propos matiques : la paix n'est-elle pas aussi l'horizon ultime du poli- tique pensé comme cosmo-politique ? Et l'injustice, donc fina- lement la violence, n'est-elle pas aussi la situation initiale que le droit cherche à transcender, sans y réussir, comme il sera dit dans l'essai consacré aux lendemains de la « sanction » et aux déboires de la « réhabilitation 3 ». / / Que la destination pacifique du juridique, à laquelle le judiciaire donne une visibilité particulière, soit en quelque ma- nière aussi originaire que le penchant à la violence exhibé par le mal politique, il me semble en trouver, à défaut d'une preuve sans doute hors d'atteinte, du moins un symptôme éloquent dans le témoignage de notre mémoire, quand celle-ci s'efforce de re- donner vigueur à nos toutes premières rencontres avec la ques- tion de l'injuste et du juste. C'est à dessein qu'évoquant des souvenirs d'enfance je nomme uploads/S4/ ricoeur-paul-le-juste-ocr-fr.pdf

  • 39
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Oct 02, 2022
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
  • Taille du fichier 8.7377MB