99 No 2 1977 Les martyrs de l'humanité et l'Agneau égorgé (Apocalypse 6,9-11) A
99 No 2 1977 Les martyrs de l'humanité et l'Agneau égorgé (Apocalypse 6,9-11) André FEUILLET p. 189 - 207 https://www.nrt.be/en/articles/les-martyrs-de-l-humanite-et-l-agneau-egorge-apocalypse-6-9- 11-1094 Tous droits réservés. © Nouvelle revue théologique 2021 Les martyrs de l'humanité et l'Agneau égorgé UNE INTERPRETATION NOUVELLE DE LA PRIÈRE DES ÉGORGÉS EN Ap 6,9-11 Au milieu même du septénaire des sceaux, l'auteur de l'Apo- calypse nous fait lire un texte qu'au premier abord on pourrait croire emprunté à un écrit de l'Ancien Testament. Il faut se méfier de plusieurs versions de ce texte qui sont déjà des interprétations. Au reste, partout dans la présente étude nous avons cru devoir adopter une version personnelle de l'Apocalypse aussi proche que possible de l'original grec. Voici donc le texte en question traduit littéralement : « Et quand (l'Agneau) ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l'autel les âmes des égorgés à cause de la Parole de Dieu et à cause du témoignage qu'ils avaient. Et ils criaient d'une grande voix disant : fusques à quand (toi), le Maître, le Saint et le Véritable, ne juges-tu pas et ne venges-tu pas notre sang sur ceux qui habitent sur la terre ? Et il leur [ut donné à chacun une robe blanche, et il leur [ut dit de se tenir en repos encore un peu de temps, jusqu'à ce qu'aient trouvé leur plénitude leurs com- pagnons de service et leurs frères qui doivent être mis à mort tout comme eux» {Ap 6,9-11). Malgré l'absence complète en ce texte de notes spécifiquement chrétiennes, presque tous les interprètes modernes de l'Apocalypse croient qu'il concerne des martyrs chrétiens, et c'est cette expli- cation qui est passée dans les versions françaises les plus récentes du Nouveau Testament : Bible du Chanoine Osty, Nouvelle Bible de Jérusalem, Traduction Oecuménique du Nouveau Testament. Ne pouvant énumérer tous les commentateurs modernes de l'Apo- calypse qui ont soutenu cette exégèse, citons au moins ceux-ci, que nous avons pris soin de regarder de près : pour l'Allemagne Th. Zahn, W. Bousset, E. Lohmeyer, E. Lohse ; pour l'Angleterre H.B. Swete, R.H. Charles, G.B. Caird ; pour la France A. Loisy, E.B.Allo, L. Cerfaux - J. Cambier ; pour les Etats-Unis G.E. Ladd1. 1. Voici ces références : pour l'Allemagne : Th. ZAHN, Die Offenbarung des fohannes, Leipzig-Erlangen, 1926 ; W. BOUSSET, Die Offenbarung Johannis. Gôttingen, 1906, réédité en 1966 ; E. LOHMEYER, Die Offenbawng des fohannes, 190 A. FEUILLET Nous venons de parler d'une interprétation presque unanime : il y a donc quelques voix discordantes. C'est ainsi que, dans le passé, M. Goguel et P. Lestringant2 ont proposé d'appliquer la prière d'Ap 6,9-11 à la persécution des Séleucides. Mais l'excep- tion de beaucoup la plus importante, c'est celle-ci : de cette prière des égorgés le commentaire récent de H. Kraft propose une inter- prétation en grande partie nouvelle, qui permet de l'appliquer à tous les martyrs préchrétiens3. Cette exégèse donne à la vision johannique une ampleur extraordinaire et lui confère une signifi- cation religieuse d'une exceptionnelle importance, particulièrement séduisante à l'époque actuelle, où les regards des chrétiens se por- tent si volontiers au-delà du cercle étroit des communautés aux- quelles ils appartiennent. Toute la question est de savoir si cette exégèse est exacte, ou bien si à tout le moins elle peut faire valoir en sa faveur de solides arguments. Et comme Kraft l'affirme plus qu'il ne la Justifie, nous avons cru qu'il éta:t opportun d'en examiner de près la valeur ; au reste sur quelques points importants nous nous écartons des vues de Kraft. Nous voudrions être aussi bref que possible. Sui- vant pas à pas le texte d'Ap 6,9-11, traduit tel que nous l'avons fait plus haut (nous croyons devoir répéter que beaucoup de ver- sions le déforment sur des points d'une importance capitale), nous allons étudier tour à tour: 1. l'identification des martyrs qui font cette prière à partir des termes qui servent à les caractériser ; 2. l'identification de ces mêmes personnages d'après les termes qu'ils emploient dans leur supplication et d'après la réponse qui leur est faite ; 3. la signification théologique du passage ainsi inter- prété. 2e édit., Tiibîngen, 1953 ; E. LOHSE, Die Offenbarung des Johannes ûbersetzt und erkiart. Gôttingen, 1960 ; — 1 Angleterre : H.B. SWETE, Thé Apocalypse of St John, Londres, 1909; R.H. CHARLSS, Thé Apocalypse o[ St John. 2 vols, Edimbourg, 1920; G.B. CAIRD, A Commentary of St John thé Divine, Londres, 1966; — la France : A. LOISY, L''Apocalypse de Jean, Paris, 1923 ; E.B. ALLO, L'Apo- calypse, 3e édit., Paris, 1933 ; L. CERFAUX - J. CAMBIER, L'Apocalypse de saint Jean lue aux chrétiens. Palis, 1955 ; — pour les Etats-Unis : G.E. LADD, A Commentary on thé Révélation of John, Grand Rapids, Michigan, 1972. Nous devons signaler que si J.B. Caird songe aux martyrs chrétiens, principalement ceux qui moururent lors de la persécution de Néron, il ajoute cependant : « Peut- être Jean inclut-il également les martyrs de l'Ancien Testament, car le ' jusques à quand ' fait écho à des siècles d'oppression », et l'auteur de citer Ici de nombreux textes de l'Ancien Testament (commentaire, p. 84). 2. M. GOGUEL, Naissance du Christianisme, Paris, 1946, p. 582 ; P. LES- TRINGANT, Essai sur l'unité de la révélation biblique, Genève-Paris, 1942, p. 152. Selon W. BOUSSET (Die Offenbarung, p. 274), F. Spitta voyait dans les martyrs d'Ap 6, 9-11 la longue série des témoins de Dieu de l'Ancien Testament. Je n'ai pu vérifier cette opinion attribuée à Spitta. 3. Die Offenbarunu des Johannes, Tubinaen, 1974, p. 119-120. MARTYRS DE L'HUMANITÉ ET AGNEAU ÉGORGÉ 191 I. —— L IDENTIFICATION DES EGORGES D'APRÈS LES TERMES QUI SERVENT À LES CARACTÉRISER Les martyrs qui prient en Ap 6,9-11 sont appelés des égorgés (esphagmenoi) en référence manifeste au Christ, l'Agneau qui a été égorgé : « Je vis au milieu du trône des quatre Vivants et des Vieillards un Agneau se tenant debout comme égorgé (esphag- menon) ... Tu es digne de prendre le livre et d'en ouvrir les sceaux, parce que tu as été égorgé (esphagès} ... Digne est l'Agneau, l'Egorgé (to Arnion, to Esphagmenon), de recevoir la puissance» (Ap 5,6.9.12). Et si le Christ est ainsi nommé avec insistance l'Agneau égorgé, c'est presque certainement en dépendance du Ser- viteur « conduit à l'égorgement comme un Agneau » (/s 53, 7) 4. Pourquoi les suppliants d'Ap 6,9-11 ont-ils été égorgés? Le texte répond : « à cause de la Parole de Dieu et à cause du témoi- gnage qu'ils avaient ». Ces derniers mots « à cause du témoignage qu'ils avaient » sont étranges. Il est tentant de comprendre : à cause du témoignage qu'ils avaient rendu, comme le font la plupart des interprètes, et pareillement la Bible de Jérusalem, la Bible du Cha- noine Osty et la Traduction Oecuménique du Nouveau Testament. Cependant W. Bousset (p. 170), R.H. Charles (p. 114) et H. Kraft (p. 119) observent qu'avoir un témoignage ne signifie pas forcé- ment avoir rendu témoignage. A. Loisy déclare (p. 150) : « Témoi- gnage possédé n'est pas la même chose que témoignage rendu ». Une autre manière de solliciter le texte et de risquer ainsi de l'interpréter de travers, c'est de regarder comme sous-entendu le mot « Jésus » après « témoignage » et de comprendre : « le témoi- gnage de Jésus ». Plusieurs manuscrits se rattachant à la recen- sion antiochienne, plusieurs versions et plusieurs auteurs anciens ont voulu ajouter un complément déterminatif : soit « de l'Agneau ». soit « de Jésus », soit « de Jésus-Christ », mais aucun critique mo- derne ne prétend que l'une ou l'autre de ces additions serait la donnée originale. Il s'agit là d'une correction destinée à rendre le texte moins déroutant. Cependant d'ordinaire les commentateurs estiment que la pré- cision « de Jésus » va de soi, même si elle n'est pas exprimée, ce 4. On peut se reporter ici à la longue démonstration de J. COMBLIN, Le Christ dans l'Apocalypse. Paris-Tournai, 1965, p. 23-43 ; cf. encore H. KRAPT, Die Offenbarung, p. 108-110; l'auteur dit (p. 110) : l'Agneau de l'Apocalypse est présenté comme égorgé pour ne laisser aucune doute sur son identification avec celui d'Is 53,7. Auparavant Kraft déclare qu7s 53 est la prophétie du Christ la plus importante de tout l'Ancien Testament. Le seul fait que Jean, dans l'Apocalypse, l'ait mise au centre de son livre confère à celui-ci une excepUon- 192 A. FEUILLET qui n'est pas du tout évident : pourquoi alors aurait-elle été omise par l'auteur, alors qu'elle est attendue ? Il y a tout lieu de sup- poser que l'omission est intentionnelle. La seule voie sûre que puisse suivre l'interprète, c'est de re- chercher ce que peut bien vouloir dire l'expression « avoir le té- moignage » sans aucun additif, puisque c'est ainsi que le texte se présente à nous. Or nous croyons qu'il est difficile de répondre convenablement à cette question sans avoir au préalable expliqué plusieurs formules qui se rattachent à celle qui nous occupe. Ces formules sont uploads/S4/ les-martyrs-de-l-humanite-et-l-agneau-egorge-apocalypse-6-9-11.pdf
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- Publié le Fev 14, 2022
- Catégorie Law / Droit
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