Carnets L’Herne Nicolas Dissaux Houellebecq un monde de solitudes Carnets © Édi

Carnets L’Herne Nicolas Dissaux Houellebecq un monde de solitudes Carnets © Éditions de L’Herne, 2019 2 rue de Bassano 75016 Paris lherne@lherne.com www.lherne.com Nicolas Dissaux HOUELLEBECQ, UN MONDE DE SOLITUDES L’individu et le droit L’Herne 5 HOUELLEBECQ, UN MONDE DE SOLITUDES Alors je me résume. Les droits de l’homme, la dignité humaine, les fondements de la politique, tout ça je laisse tomber, je n’ai aucune munition théorique, rien qui puisse me permettre de valider de telles exigences. Demeure l’éthique, et là oui, il y a quelque chose. Une seule chose en vérité, lumineusement identi­ fiée par Schopenhauer, qui est la compassion. À bon droit exaltée par Schopenhauer, à bon droit vilipendée par Nietzsche comme source de toute morale. J’ai pris – cela n’est pas nouveau – le parti de Schopenhauer. Cela ne permet nullement de fonder une morale sexuelle – mais ça, ce serait plutôt un soulagement. Cela permet par contre de fonder la justice et le droit 1. Houellebecq et le droit ? Le rapport n’est pas évident. Bien sûr, la réputation de l’écri­ vain le précède. Comment l’évoquer sans qu’aussitôt ne surgisse une image de tribunal ? Lui-même mobilise le champ lexical judiciaire pour décrire son image médiatique : 6 Après la sortie fracassante des Particules élémentaires, quoi qu’il en soit, j’étais dans l’engrenage ; et j’étais devenu aussi, l’homme à abattre. D’abord les choses sont restées relativement calmes, aux mains de vieux croûtons à peu près civilisés comme Angelo Rinaldi ou Michel Polac ; elles sont restées dans le cadre de la polémique littéraire ; mais j’allais rapidement connaître bien pire. J’allais vite comprendre que dans les interviews, comme après l’inculpation dans les feuilletons policiers américains, tout ce que j’allais dire « pouvait être retenu contre moi »2. Et ce n’est pas un hasard si la série que lui a consacrée Le Monde en été 2015 réserve tout un numéro au fameux procès que l’auteur de Plateforme et d’une retentissante déclaration sur l’islam a essuyé en 20023. Il fut relaxé ? Qu’importe l’épilogue, si le spectacle a plu : il en reste toujours quelque chose… Faut-il pour autant se borner à cette dimen­ sion pathologique des liens qu’entretiennent le droit et l’écrivain ? Elle n’est pas à négliger, certes : en théâtralisant le scandale, l’instru­ ment juridique a joué un rôle dans sa carrière. Là n’est toutefois pas l’essentiel. Les liens sont plus profonds. Étrange, dira-t-on : l’auteur ne se livre qu’assez peu à des réflexions d’ordre juri­ dique. S’il fustige fréquemment les droits de 7 l’homme, cela ne va pas plus loin. La tech­ nique juridique ne charpente, ni ne nourrit ses romans. Son œuvre a un « parfum d’éco­ nomie4 », beaucoup plus qu’une « odeur de greffe5 ». De ce point de vue, elle ne ressemble pas à celle de Balzac6. Question de forma­ tion : ici, quelques années sur les bancs de la faculté de droit puis dans une étude comme saute-ruisseau ; là, une école d’agronomie. D’époque également : Houellebecq n’écrit pas au lendemain d’une révolution qu’une récente codification prétend fixer à ses prin­ cipes. Sans doute, « 1968 est une révolution libérale comme le furent 1789 et 1830 ». À cet égard, « Houellebecq écrit après 1968 comme Balzac écrit après 18307 ». Mais le parallèle demeure limité. Le droit participait de l’ima­ ginaire des révolutionnaires en 1789 ; une mystique juridique les portait. Michelet était partisan, soit ; sa définition de la Révolution mérite pourtant d’être retenue : « L’avènement de la Loi, la résurrection du droit, la réac­ tion de la Justice8. » Le droit est au contraire répudié en 1968, dont le principal slogan est suffisamment explicite : « Il est interdit d’interdire. » Dans un cas, la promotion de 8 l’homo juridicus9 ; dans l’autre, celle de l’homo festivus10. La différence n’est pas mince. À le lire, Houellebecq écrit plutôt à la veille d’une révolution qu’aucune codification ne saurait endiguer. Il s’inscrit dans la ligne des écrivains décadents, fin de siècle11 : J’aurai vécu en cette fin de siècle, Et mon parcours n’a pas toujours été pénible (Le soleil sur la peau et les brûlures de l’être) ; Je veux me reposer dans les herbes impassibles. Comme elles, je suis vieux et très contemporain, Le printemps me remplit d’insectes et d’illusions J’aurai vécu comme elles, torturé et serein, Les dernières années d’une civilisation12. Courant, le rapprochement des deux auteurs n’en reste pas moins légitime13. Et nul besoin de convoquer la psychologie de comptoir en fouinant dans leur biographie : l’absence d’amour maternel est une blessure narcissique commune à de nombreux autres écrivains14. Non, ce que partagent ces deux- là, c’est surtout un même regard ; une même ambition. Le regard, acéré, est porté sur une époque en pleine mutation15. « Comme Balzac fut 9 celui de la bourgeoisie conquérante et du capitalisme triomphant, Michel Houellebecq est le grand romancier de la main de fer du marché et du capitalisme à l’agonie16. » La nécessité de sa démarche descriptive est revendiquée à double titre. Elle résulterait d’abord d’une lecture bien comprise de Pascal et, plus précisément, du fragment 79 de ses Pensées : « Il faut dire en gros : “Cela se fait par figure et mouvement”, car cela est vrai. Mais de dire quels et composer la machine, cela est ridicule. Car cela est inutile et incer­ tain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. » Et Houellebecq d’expliquer : Lorsqu’on est pénétré de ce principe, qu’on l’a pleinement assumé, dans sa radicalité, on sait qu’expliquer le monde c’est simplement le décrire. En donner la description la plus précise, la plus générale17. Elle procéderait ensuite d’un appel que confie l’auteur à Bernard-Henri Lévy dans une lettre du 16 mars 2008 : 10 C’est mon destin depuis des années, depuis vingt ou trente ans peut-être, que les gens viennent me voir et me racontent sans même que je les interroge des choses que peut-être ils n’avaient racontées à personne, et que même parfois ils n’avaient jamais pensées – pensées clairement, avant de me le dire. C’est pour cela, très exactement, que je suis devenu romancier (enfin, soyons précis : que j’ai écrit quelques romans). Rien, sinon, ne m’y prédis­ posait vraiment : j’ai toujours préféré la poésie, j’ai toujours détesté raconter des histoires. Mais là j’ai senti, dès le début (et je le sens toujours), comme une espèce de devoir (le mot est étrange, mais pour le coup je n’en vois pas d’autre) : j’étais requis à sauver les phénomènes ; à donner de mon mieux une retranscription de ces phénomènes humains qui se manifestaient, si spontanément, devant moi18. En somme, voilà les racines philosophiques et psychologiques d’une œuvre réaliste. Réaliste, l’œuvre de Houellebecq ? L’épithète est contestée. Jamais un roman de Michel Houellebecq ne refléterait la vraie vie : trop noir, trop gore ! Tout y serait abusivement réduit au sexe. L ’objection est pourtant elle- même réductrice. Ranger Houellebecq dans le tiroir des auteurs glauques, c’est n’avoir aucun sens de l’humour. L’assimiler à un obsédé, c’est ne rien voir de son profond roman­ tisme19. Bruno Viard le résume bien : « Le mystère Houellebecq, c’est qu’il existe deux 11 Houellebecq, un méchant Houellebecq, le mieux connu du grand public, provocateur qui dépasse plus souvent qu’à son tour la limite du tolérable, qui profère des énormités d’un air de ne pas y toucher, qui choque par trop le respect dû aux gens. Et un gentil Houellebecq, qui parle d’amour et de bonté, qui prend la défense des enfants délaissés, des filles moches et des vieillards abandonnés. Lire Houellebecq, c’est écouter ces deux voix narratives si opposées, au lieu de n’écouter que celle qu’on préfère, et tenter d’interpréter une contradiction aussi patente et aussi dérangeante20. » Au demeurant, Houellebecq a déjà réfuté l’objection en reprenant la célèbre méta­ phore stendhalienne, celle du roman comme miroir21 : « Je tends un miroir au monde, où il ne se trouve pas très beau. Il retourne le miroir et affirme : “Ce n’est pas le monde que vous décrivez, c’est vous-même”. Je le retourne à mon tour en affirmant : “Ce n’est ni de mes livres, ni de moi que vous parlez dans vos lamentables articles, vous ne faites qu’y dévoiler vos manques et vos mensonges”22. » « Tous les miroirs sont déformants », mais 12 « cette déformation permet quand même de former une image23. » Où l’on en vient à l’ambition. L’image que reflète l’œuvre de Houellebecq n’est pas ragoûtante ? Soit, et alors ? C’est à dessein ! Sous le descriptif, sourd le prescriptif. La description voile à peine la détestation d’un monde voué à la vacuité : argent, solitude, sexe. Évidemment, l’ambition tient également au désir de gloire : comme il a tiraillé Balzac24, il titille Houellebecq25. L’un et l’autre ont un « insensé désir de plaire26 », espérant tous deux laisser une trace durable. Cette faiblesse les pousse à s’ériger en véritables moralistes. Houellebecq, uploads/S4/ houellebecq-un-monde-de-solitudes.pdf

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  • Publié le Mai 13, 2022
  • Catégorie Law / Droit
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