2 Térésa Faucon Gestes contemporains du montage Entre médium et performance Ima
2 Térésa Faucon Gestes contemporains du montage Entre médium et performance Image de couverture : Laurent Fiévet, States of Grace 1 - L'Annonciation (2015), vidéogramme. 3 Pour Hadrien (cut&scotch) 4 Présentation Le concept de montage est introuvable. Même Eisenstein, l’un des premiers théoriciens, n’a cessé de revenir sur ce geste si multiple, ce « procédé artistique transmédial et transhistorique 1 ». La proposition théorique de cet ouvrage n’est pas de réfléchir au montage à partir d’une thèse qui se développerait linéairement, mais d’« ouvrir » le montage en autant de gestes qui le constituent dans les œuvres contemporaines, que ceux-ci héritent de la pratique et de la théorie du cinéma ou qu’ils empruntent aux pratiques du collage et du montage d’autres arts visuels et sonores, comme littéraires. Si le montage a fini par être rattaché au cinéma jusqu’à le définir, sa conception dépasse largement le septième art comme en témoigne ses théories et ses pratiques. Il pourrait être considéré comme un médium par sa force à traverser la peinture, la sculpture, la composition musicale, littéraire… En le pensant comme médium, il s’agit aussi de le libérer de son Apparat 2, de ses opérations techniques même si elles sont fondatrices comme la coupe et la collure, en le considérant dans toutes ses puissances, dans toute sa virtualité (le terme désignant ici moins « une forme de déréalisation [qu’une] potentialité de réalisation 3 »). Le montage serait donc avant tout performatif, interprétatif et sa réalisation dépendrait autant des gestes du créateur que du spectateur. Ces deux principaux axes de réflexion (montage-médium et montage- performance) seront exposés et argumentés selon une forme rhizomatique permettant une lecture variable d’un geste monteur à l’autre (voir le diagramme des gestes). La présentation des trente-cinq entrées échappe à la logique de l’abécédaire. En outre, chacune des entrées entrelace le plus souvent les deux hypothèses, par des jeux d’emboîtement des verbes d’action et leurs déclinaisons : dé-couper, r-accorder, im-mobiliser (incluant être debout/assis), dé-jouer, dé-re-monter, dé-composer, superposer/juxtaposer, répéter (incluant insister-interroger, accumuler-dilater, collectionner). Par ailleurs, le lecteur pourra frayer des lignes non tracées, selon un ordre intuitif à partir des renvois signalés en cours de texte, proposés en hyperliens à la fin de chaque entrée. Cette variabilité de la lecture, cette circulation d’un geste à l’autre sera guidée par des associations spontanées (alterner/associer) ou des glissements plus singuliers selon les différents intérêts ou attentes du lecteur sur la question du montage (composer/architecturer ou marcher/danser). Ouvrir le montage, c’est en déployer les gestes 4 : ceux qui semblent en être constitutifs (dé-couper, associer, raccorder, dé-composer), ceux que l’histoire 5 du cinéma ou de la théorie du cinéma lui a attachés (alterner, enchaîner/ré- enchaîner, ferrailler, superposer/juxtaposer, dé-re-monter, opposer/contraster, rythmer, répéter, converser…), ceux qui dépassent le champ cinématographique du montage tout en l’incluant (regarder, agencer, inventer l’espace, interpréter, architecturer l’espace, expérimenter le seuil…), ceux qu’on a choisi de lui associer pour développer la réflexion (réaliser, marcher/monter, flâner, danser/vibrer, brancher, innerver, électrifier, jouer-déjouer, observer/oublier, écouter, répliquer, accorder…). Ce programme de gestes monteurs permet aussi d’apprécier combien ils se démultiplient, se réactualisent autant qu’ils se réinventent en étant partagés par le spectateur. Il permet encore d’appréhender des œuvres de périodes diverses – autant rattachées à la spécificité d’un art que définies par l’intermédialité. Postuler le montage comme médium, « puisque l’image s’affranchit [de plus en plus] de son conditionnement médial » (Hans Belting 5), c’est analyser, dans une autre perspective, l’inflation des dispositifs polyvisuels contemporains. Une théorie du montage sous cette forme plurielle n’a rien de l’éparpillement, de la dilution, de la dispersion ou de l’idée de voir du montage partout mais bien de considérer le montage dans tous ses états. « Ces états sont virtuellement infinis, le montage n’est ni un geste unique (l’assemblage, qu’il soit “syntagmatique” ou autre), ni un principe stable (la recherche de la composition), il n’a pas de lieu assigné (et certainement pas la seule transition entre plans), il n’en existe pas de répertoire formel (les catalogues traditionnels des lexiques, avec leurs “raccords dans l’axe” mis sur le même pied que les “raccords de regard”, sont comiques), le domaine du montable est quasi illimité, comme est inarrêtable l’invention potentielle de figures 6. » Ce constat, fait il y a plus de vingt ans par Jacques Aumont à propos du montage cinématographique 7, peut être encore aujourd’hui un point de départ. Il doit sans doute son « actualité » à l’inflation des images-mouvement sur la scène artistique contemporaine, notamment avec les installations vidéo qui ne cessent de repenser l’espace des images en sortant de la black box pour inventer des dispositifs de monstration, des « espaces-images » (Bellour 8), pour s’ouvrir à la ville-images en passant par la scène des spectacles vivants (théâtre, opéra, danse, cirque). Cette lecture variable jouant des connexions multiples entre les gestes du montage a été choisie pour la dynamique de l’intervalle, enjeu d’une théorie émancipatrice puisque cette forme interactive est aussi le résultat d’une 6 question que se pose tout théoricien : comment transmettre une théorie, comment la partager ? Quelle terminologie proposer, adopter, adapter, inventer ? Comment donner cohérence à la théorie sans la figer puisque celle- ci doit avant tout stimuler la pensée, essaimer, se transformer ? Inviter à une lecture non linéaire est l’enjeu de cette théorie du montage élargi, écrite pour le support numérique dépassant la bidimensionnalité de l’œuvre imprimée, comme pour expérimenter la « méthode sphérique » imaginée par Eisenstein pour écrire ses Mémoires. « Ses premiers modèles de livre et de théorie sont des propositions radicales de créer un système qui n’en soit pas un, une totalité qui n’en soit pas une 9. » Son exigence est double : « D’une part, le recueil de ces essais ne doit absolument pas être reçu linéairement : je souhaite une réception simultanée de tous en même temps, parce qu’à la fin, ils sont tous différents secteurs de différents domaines rassemblés autour d’un seul point central qui les définit tous – par la méthode. D’autre part j’aimerais établir, d’un point de vue purement spatial, la possibilité que chaque texte entre en contact immédiat avec le texte voisin. [...] Seul un livre en forme de... sphère pourrait correspondre à une telle synchronie et une telle interpénétration des textes 10. » Le modèle sphérique, ouvert au feuilletage, impliquerait ni début ni fin. Ici, une introduction aux gestes monteurs est nécessaire pour présenter plus longuement les deux hypothèses (montage comme médium et comme performance) qui seront remises sur le métier à chaque geste exploré et justifier le choix de s’intéresser aux gestes plus qu’aux formes du montage. Par contre, la théorie n’étant pas démonstrative mais exploratoire, l’exercice de la conclusion, rassemblant les différentes pistes, semble moins pertinent après une lecture non-linéaire. Sans doute y a-t-il aussi la conviction de n’en avoir jamais terminé avec le montage. Ouvrir le montage, le penser comme médium et comme performance, c’est aussi inviter à une lecture braconnante, rendue propice par l’édition numérique, qui se déploie au-delà de ce livre. Cette forme ouverte qui fait du lecteur un monteur peut paraître ad hoc mais s’est imposée par rapport à la plasticité de la théorie et à la dimension épistémique du montage. Penser c’est monter, toute activité de la conscience est basée sur le montage, comme observer, comparer, associer, relier, opposer, se souvenir, oublier... L’homme monte naturellement. Et cette pensée, ce montage, est avant tout fait de tremblements comme la pensée archipélique d’Édouard Glissant « qui ne s’élance pas d’une seule et impétueuse volée dans une seule et 7 impérieuse direction, elle éclate sur tous les horizons, dans tous les sens, ce qui est l’argument topique du tremblement. Elle distrait et dérive les impositions des pensées de système 11. » 1 Voir Antonio Somaini qui rappelle les principales propositions théoriques d’Eisenstein : montage des attractions, montage métrique, rythmique, tonal, harmonique, intellectuel, conflictuel, dialectique, vertical, chromatique, montage-pathos/extase… A. Somaini, Ejzenstejn. Il cinema, le arti, il montaggio, Piccola Biblioteca Einaudi, Turin, 2011. 2 Voir sur cette distinction entre le médium et les Apparate structurant la théorie des médias de Benjamin, A. Somaini : « les Apparate, c’est-à-dire les “appareils techniques” entendus au sens large, configureraient le Médium, c’est-à-dire l’espace dans lequel l’expérience sensorielle a lieu. Dans “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” (1935), le “médium” est “médium de la perception”. » A. Somaini, « Walter Benjamin’s Media Theory: The Medium and the Apparat », Grey Room 62, Winter 2016, MIT Press Journals, p. 6-41. 3 M. Joly, O. Laügt, M. Versel, « ALCESTE et Le Monde. Image(s) Virtuel(les), in F. Beau, Ph. Dubois, G. Leblanc, Cinéma et dernières technologies, INA-DeBoeck Université, Paris-Bruxelles, 1998, p. 129-152. 4 Réfléchir au montage à partir de ses gestes est le point de départ de mon travail notamment dans l’enseignement théorique et pratique du montage depuis 1998, dont une partie a été publiée dans Penser et expérimenter le montage (PSN, Paris, 2009). « Pour cet essai de définition du montage, cinq propositions [étaient] faites par des couples de mots-clés afin de saisir l’essence duelle du montage à uploads/s3/ gestes-contemporains-du-montage-entre-me-dium-et-performance-pdf.pdf
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- Publié le Apv 09, 2022
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