 Baudelaire et Liszt : le génie de la rhapsodie  Barbara Bohac  Dans Romanti

 Baudelaire et Liszt : le génie de la rhapsodie  Barbara Bohac  Dans Romantisme 2011/1 (n°151), pages 87 à 99 Baudelaire a dédié à Franz Liszt un très beau texte du Spleen de Paris, « Le Thyrse ». Le bâton orné de lierre et de pampre que brandissent les Bacchantes y métaphorise l’art du célèbre virtuose. Nombreux sont ceux qui y ont vu un symbole du poème en prose lui-même. « [T] oute prose d’écrivain fastueux, soustraite à ce laisser-aller en usage, ornementale, vaut en tant qu’un vers rompu, jouant avec ses timbres et encore les rimes dissimulées : selon un thyrse plus complexe. Bien l’épanouissement de ce qui naguères obtint le titre de poëme en prose », écrit Mallarmé en 1894 dans La Musique et les Lettres [1][1]S. Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Gallimard,…. Le thyrse devient sous sa plume l’emblème de la « secrète poursuite de musique [2][2]« Étalages », ibid., p. 220. » caractérisant le genre sans loi qu’est le poème en prose. Une telle association conduit à s’interroger sur les affinités entre l’art de Liszt et l’art du poète. 2Après leur rencontre en mai 1861 [3][3]C’est grâce à Wagner que le poète a été présenté au musicien.…, Liszt, toujours prompt à aider les artistes dans le besoin, avait pris Baudelaire sous sa protection, l’entraînant dans les cercles parisiens dont il y avait quelque bénéfice à espérer pour lui. Le poète compose le « Thyrse » en témoignage d’admiration et de reconnaissance. Mais pourquoi emprunter l’image du thyrse à un texte antérieur sur De Quincey ? Cela n’enlève-t-il pas quelque chose à la sincérité de l’hommage ? D’autant que si l’on met de côté le bref poème en prose et l’étude sur Wagner, où Liszt est cité comme commentateur du maître de Bayreuth, le musicien hongrois est très rarement mentionné dans l’œuvre de Baudelaire [4][4]On trouve une référence à « sa délicieuse étude sur Chopin »… : on n’y rencontre rien de comparable à l’ample texte sur Wagner, quoique le poète ait eu le projet d’inclure Liszt dans une galerie de « Raffinés » et de « Dandies » aux côtés de Chateaubriand et de Barbey [5][5]Voir la lettre de Baudelaire à Monsieur le Directeur du journal…. 3À y regarder de plus près cependant, l’extrait du texte sur De Quincey semble choisi à dessein. Comme d’autres poèmes en prose, il consonne avec le livre de Liszt Des Bohémiens et de leur Musique en Hongrie, publié en 1859 chez Bourdilliat et dont Baudelaire a reçu un exemplaire dédicacé en ces termes : « À Charles Baudelaire sympathie admirative et dévouée / F. Liszt [6][6]Voir Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, coll.… ». Si l’on en juge par les points de rencontre entre le texte de Liszt et l’œuvre de Baudelaire, ce livre, dont le titre seul suffisait à retenir le poète, a dû trouver en lui un écho profond. 4De fait, l’auteur du Spleen de Paris intègre certains éléments de l’étude de Liszt au « Thyrse », mais aussi aux « Vocations ». L’exploitation de ce matériau dans le poème en prose s’explique par la passion des deux hommes pour les « Bohémiens » ou les « Zigeuner ». Elle témoigne de la fraternité unissant Baudelaire à ce peuple nomade, libre et « toujours ivre [7][7]Ch. Baudelaire, « Enivrez-vous », Le Spleen de Paris, OC I,… » (d’eau-de-vie, de passion ou de musique, à votre guise). Mais elle témoigne aussi, plus profondément, de la fraternité du poète avec l’artiste bohémien par excellence, seul capable de faire sien le génie de la rhapsodie, Franz Liszt. Au-delà, elle nous éclaire sur la fabrique du poème en prose, genre gouverné par la fantaisie, où la circonstance la plus triviale est poétisée par « le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience [8][8]« À Arsène Houssaye », Le Spleen de Paris, OC I, p. 275. ». Cette poétisation touche les choses lues autant que les choses vues : le poème s’édifie ici à partir d’une matière première littéraire qu’il met au service d’une esthétique propre. BAUDELAIRE LECTEUR DU LIVRE DE LISZT SUR LES BOHÉMIENS 5Si Baudelaire évoque peu Liszt dans ses écrits, une expression revient sous sa plume en association avec le nom du compositeur hongrois : celle de « musique bohémienne ». « Glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le Bohémianisme, culte de la sensation multipliée, s’exprimant par la musique. En référer à Liszt [9][9]Mon cœur mis à nu, XXXVIII, OC I, p. 701. », note-t-il dansMon cœur mis à nu [10][10]La même association se retrouve dans « Pauvre Belgique ! », OC…. Autant qu’une référence à la vie itinérante du célèbre virtuose, il y a là une allusion à Des Bohémiens et de leur Musique en Hongrie. Dans son Richard Wagner déjà, le poète vantait les qualités de la prose lisztienne, son « charme infini », non sans mettre en garde le lecteur contre les néologismes dont elle est émaillée [11][11]« Ici je laisse humblement la parole à Liszt, dont, par…. De la même façon, « Le Thyrse » rend hommage à Liszt écrivain autant qu’à Liszt musicien, à celui dont « l’imprimerie traduit [la] sagesse » autant qu’à celui dont « les pianos chantent [la] gloire [12][12]OC I, p. 336. ». La « [l] igne droite et la ligne arabesque » qui composent le thyrse métaphorisent l’« intention » et « l’expression » musicales et, tout à la fois, la « roideur de la volonté » commandant l’écriture et la « sinuosité du verbe [13][13]Ibid. ». Cette « sinuosité » dans les « méandres capricieux » de laquelle s’épanouissent « des tiges et des fleurs [14][14]OC I, p. 335. » est caractéristique du livre sur les Bohémiens, où la prose se fait volontiers digressive [15][15]Le passage sur les Juifs occupant les chapitres VII à XXI, qui… pour mieux revenir au sujet initial, où une idée se décline souvent en une efflorescence d’images [16][16]Voir par exemple le passage sur les rythmes de la musique…. 6Le poème en prose « Les Vocations », publié dans le Figaro du 14 février 1864, c’est-à-dire, selon toute vraisemblance, après que Baudelaire a reçu et lu le livre de Liszt, semble intégrer sous forme de récit les éléments essentiels de l’étude du caractère, des mœurs et de la musique des Bohémiens menée par le compositeur hongrois. La situation mise en scène dans le poème trouve dans le livre deux échos importants. Le premier a été relevé par la critique [17][17]R. Kopp en particulier. Voir note, OC II, p. 1341. : il s’agit de la rencontre des trois Bohémiens que relate le poème de Lenau cité par Liszt au chapitre XLII – poème dont il tire d’ailleurs en 1860 une très belle mélodie, « Die Drei Zigeuner ». Mais il est un autre écho frappant que l’on n’a guère remarqué : au chapitre LXVII, Liszt évoque la fascination que les Bohémiens ont exercée sur sa première jeunesse : Le souvenir des Zigeuner se lie à ceux de notre enfance et de quelques-unes de ses plus vives impressions. […] nous étions poursuivis dans nos rêves éveillés par ces visages cuivrés, sur lesquels le hâle n’a plus de prise, flétris de bonne heure par l’intempérie des saisons et les émotions désordonnées, comme qui dirait galvanisantes, par leurs sourires si contempteurs, par leurs yeux fauves où rit une sardonique incrédulité à côté d’éclairs qui brillent et n’illuminent pas, par leurs danses molles et élastiques, rebondissantes et provocantes, saccadées et impétueuses, par la vue de leurs fuites hâtées vers leurs retraites forestières, par celle de leurs camps et de leurs ébannoys [18][18]N. de l’éditeur : « réjouissances » aperçus au loin autour des feux alimentés de fagots résineux, qui semblaient former à leurs pythonisses des trépieds embaumés [19][19]BMH, p. 110-111.. 8Cette description contient en germe plusieurs détails du poème en prose : le teint « presque noi [r] » des « trois hommes », leur fierté, l’éclat de leur regard, leur humeur parfois moqueuse, leur retour « jusqu’au bord de la forêt » où ils séjournent. Dans les chapitres LXVIII à LXXI, Liszt raconte ses retrouvailles avec les Tziganes hongrois, à l’occasion de ses séjours dans sa patrie : À notre premier retour en Hongrie nous voulûmes ressaisir nos jeunes souvenirs et revoir ces hordes dans les bois et les champs, dans le pêlemêle pittoresque de leurs marches et de leurs haltes […]. Nous sommes venus à eux, au milieu d’eux, pour dormir comme eux sous de belles étoiles, foller [20][20]N. de l’éditeur : « s’essouffler ». avec leurs enfants, faire des présents à leurs jeunes filles, aparoler [21][21]N. de l’éditeur : « fréquenter ». les ducs et les chefs, les écouter jouant pour leur propre public, à la lueur de leurs propres feux dont le hasard décide l’âtre, et nier à notre retour le soi-disant hébétement dont on les accuse uploads/s3/ baudelaire-et-liszt-le-genie-de-la-rhapsodie.pdf

  • 32
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager