Les entrepreneurs du secteur informel In Dictionnaire sociologique de l'entrepr

Les entrepreneurs du secteur informel In Dictionnaire sociologique de l'entrepreneuriat Jean-Philippe Berrou Maître de Conférences en Economie LAM – UMR CNRS 5115 Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux Dans le secteur informel, « on est ingénieux sans être ingénieur, industrieux sans être industriel, entreprenant sans être entrepreneur » (Latouche, 1996, p.130). Le terme « informel » suggère en effet que ses acteurs ne relèvent pas des catégories socioéconomiques classiques et en particulier des formes classiques de l’entrepreneuriat identifiés dans la littérature (de types Schumpetérien ou Kirznerien par exemple). Il soulève alors par là même nombre de questionnements quant aux normes, logiques et dynamiques auxquelles répondent ces acteurs ou éventuels entrepreneurs. Questionnements d’autant plus importants que ledit « secteur informel » représente aujourd’hui une réalité massive et croissante à l’échelle non plus seulement des économies en développement mais mondiale (Schneider, 2005 ; Charmes, 2009). On estime ainsi que la part des activités informelles au Produit Intérieur Brut des nations se monte à plus de 40% dans les pays en développement (PED), 38% dans les pays en transition et 17% dans les pays de l’OCDE. La notion de « secteur informel » ou d’« économie informelle » a été popularisée par le Bureau International du Travail au début des années 1970 (ILO, 1972) afin d’analyser le marché du travail des PED. Depuis lors, l’expression « secteur informel » rassemble un ensemble très hétérogène d’activités, au moins partiellement conduites en dehors des réglementations publiques (artisanat de production, services à la personne, services aux entreprises, petit commerce, etc.). Dans les PED, compte tenu des enjeux importants qui sont associés aux activités informelles, notamment en termes de lutte contre la pauvreté, une vaste littérature lui est consacrée depuis les années 1970. Le secteur informel y est aussi reconnu comme un potentiel « incubateur » pour le développement de micro, petites et moyennes entreprises (ILO, 2002). Dans les pays développés, l’intérêt porté au secteur informel est plus 1 récent. L’entrepreneuriat informel y est vu comme « une réalité oubliée » (Bureau et Fendt, 2010)1. Rappelons néanmoins que des travaux ont été développés dès les années 80 sur la « seconde économie » dans le contexte des régimes soviétiques d’Europe de l’Est (Grossman, 1982). La transition de ces pays vers l’économie de marché et l’accroissement de la pauvreté et des inégalités qui l’ont accompagnée ont d’ailleurs conduit à une transition de cette « seconde économie » vers une économie informelle plus proche de celle caractérisant les PED (Bernabè, 2002). Dans les économies développées de l’OCDE, la précarisation des marchés du travail dans un contexte de globalisation et de libéralisation économique va favoriser le développement d’une attention plus soutenue aux dynamiques du secteur informel. Les problématiques relatives au secteur et à l’entrepreneuriat informels présentent donc aujourd’hui des enjeux majeurs sur les plans économiques, sociaux et politiques tant dans les PED que dans les pays développés. Pendant longtemps l’économie informelle n’a toutefois été que très rarement appréhendée dans la littérature sous l’angle de ses entrepreneurs, l’optique étant plutôt orientée vers l’analyse du marché du travail et de l’emploi informel. Après avoir rappelé brièvement quelques éléments relatifs à l’histoire de la notion de secteur informel et de sa définition, nous verrons alors comment la figure de l’entrepreneur a pris une place plus importante dans cette littérature à travers les controverses et débats théoriques qui l’ont jalonnée. Quelques traits spécifiques de l’entrepreneuriat informel au Sud et au Nord seront ensuite exposés avant de conclure sur quelques implications politiques. De la notion de secteur informel à celle d’entrepreneur informel : définitions, controverses et débats théoriques La paternité du concept de « secteur informel » est attribuée à l’anthropologue anglais Keith Hart (1973). Etudiant les activités génératrices de revenus des ménages pauvres à Accra au Ghana, il définit le secteur informel à partir des opportunités de revenus informels de ces ménages. A la même période, le Bureau International du Travail (BIT) publie le fameux « rapport Kenya » (ILO, 1972), sur la situation de l’emploi urbain à Nairobi. Dans ce rapport, le BIT définit le secteur informel essentiellement à partir des caractéristiques des entreprises, auxquelles s’ajoute le faible niveau de règlementation du marché2. Depuis, le concept de 1 Une importante part du débat sur l’informel au Nord se concentre sur des questions d’ordre méthodologique, en particulier en ce qui concerne la mesure et la quantification dudit secteur (Bernabè, 2002 ; Cornu-Pauchet et al., 2009). 2 Sept critères sont retenus pour définir le secteur informel : (i) la faiblesse des barrières à l’entrée ; (ii) des marchés de concurrence non réglementés ; (iii) l’utilisation de ressources locales ; (iv) la propriété familiale des 2 secteur informel n’a cessé d’être l’objet de longs et nombreux débats quant à sa définition, débats traversant aussi bien la communauté des chercheurs (sociologues, économistes, anthropologues, etc.) que celle des praticiens, statisticiens et responsables politiques3. Du point de vue des chercheurs, on s’accorde depuis la fin des années 1980 pour définir, de manière générale, le secteur informel comme l’ensemble des activités génératrices de revenus exercées en dehors des règles institutionnelles ou du cadre des réglementations de l’Etat (Castell et Portès, 1989 ; de Soto, 1986 ; Feige, 1990 ; Williams, 2006 ; Biles, 2009 ; Williams et Nadin, 2010). Avec Castell et Portès (1989), une distinction importante est également établie entre l’économie informelle et l’économie illégale (ou criminelle). Cette distinction porte sur la nature du produit final, qui est parfaitement licite dans le premier cas, mais non dans le second. Du point de vue des praticiens, le BIT, à travers la 15ème Conférence Internationale des Statisticiens du Travail, adopte en 1993 une directive statistique dans laquelle le secteur informel est considéré comme une composante du secteur institutionnel des ménages au sein du système de comptabilité nationale des Nations Unies. Il est assimilé aux entreprises individuelles ne tenant pas une comptabilité complète et n’étant pas enregistrées4. Dans les pays de l’OCDE, le secteur informel tel que défini par le BIT est plus souvent appréhendé dans le cadre du concept plus large d’Economie Non Observée (ENO) définie par l’ensemble des activités productives (illégales et légales, marchandes et non-marchandes) que les comptes nationaux pourraient enregistrer dans l’optique de la production (OECD, 2002 ; Adair, 2009). De l’aveu même de son auteur, la notion de secteur informel conduisait à faire disparaître l’acteur, l’entrepreneur, derrière une catégorie d’analyse abstraite : « Je me rendais compte également que, mettant l’accent non plus sur les entrepreneurs en tant que personnes mais sur l’économie informelle, j’étais passé de la vie des taudis aux bureaux à air conditionné d’une élite internationale, sacrifiant l’individualité à une catégorie abstraite qui aidait les bureaucrates à comprendre » (Hart, 1995: 119-120). De fait, la place de l’entrepreneur dans les débats théoriques relatifs au secteur informel a longtemps été, sinon inexistante, du moins marginale ou restreinte à une analyse très sommaire. entreprises ; (v) la petite échelle des activités ; (vi) l’usage de technologies adaptées, à forte intensité en travail ; (vii) des formations acquises en dehors du système scolaire. 3 La diversité des termes employés pour traduire cette réalité en est un témoignage : économie informelle, souterraine, parallèle, invisible, illégale, etc. (Lautier, 2004). 4 Le secteur informel comprend les travailleurs indépendants exerçant à leur propre compte, seuls ou avec l’aide de membres de la famille non rémunérés, et peut être étendu aux micro et petites entreprises employant des salariés rémunérés (moins de cinq). 3 Les débats théoriques qui se développement au début des années 70 dans le contexte des pays en développement autour de la notion secteur informel opposent l’approche de l’école dualiste (Fields, 1975) à celle de l’école structuraliste-fonctionnaliste (Moser, 1978). La première, fondée sur des modèles de segmentation du marché du travail, voit le secteur informel comme un réservoir de main d’œuvre en transition vers le secteur moderne. A ce titre il est composé presqu’exclusivement d’activités de subsistance (faibles barrières à l’entrée). Les deux secteurs n’entretiennent que peu de relations entre eux et lorsqu’elles existent, ces dernières s’expriment en termes de concurrence et non de subordination ou d’exploitation. L’entrepreneur s’efface ici dernière l’analyse microéconomique et ses lois de fonctionnements des marchés (réduit à l’agent rationnel optimisateur et sa fonction de production). La seconde approche considère à l’inverse que les activités et travailleurs du secteur informel sont soumis et subordonnés au mode de production capitaliste. La « petite production marchande » joue alors un rôle central dans l’accumulation du capital à travers différents mécanismes de transfert de valeur ou d’extraction du surplus (main d’œuvre occasionnelle, biens salariaux et produits intermédiaires bon marché, etc.) (Lebrun et Gerry, 1975). Ces deux approches n’accordent finalement que peu de place à l’entrepreneur (agent représentatif de la théorie néo-classique d’un côté, agent subordonné et dépendant de l’autre) et concluent à l’impossible développement du secteur informel (progressivement absorbé par le secteur moderne ou maintenu en situation de subordination et d’exploitation). Conclusions qui seront mises à mal par l’expansion considérable du secteur informel dans les PED au cours des années 1980 et son apparition dans les pays développés. Au milieu uploads/s3/ lesentrepreneursdusecteurinformel-berrou-version-finale.pdf

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