SANTÉ ET MALADIE DANS LA PHILOSOPHIE ET DANS LA VIE Jacques Bouveresse Presses
SANTÉ ET MALADIE DANS LA PHILOSOPHIE ET DANS LA VIE Jacques Bouveresse Presses Universitaires de France | « Cités » 2009/2 n° 38 | pages 129 à 148 ISSN 1299-5495 ISBN 9782130572527 DOI 10.3917/cite.038.0129 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cites-2009-2-page-129.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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À 17 ans, je me trouvai confronté pour la première fois à une œuvre de Bartok de durée impor- tante, le Cinquième Quatuor, et je fus pris d’un malaise physique. Je me rappelle très bien un sentiment de nausée. Du fait de mon absence de familiarité avec le style de cette œuvre, toutes mes attentes musicales se voyaient déçues et frustrées, d’autant plus péniblement d’ailleurs que le Quatuor était tout proche du genre de musique que je connaissais et appréciais le plus. Aujourd’hui le Cinquième Quatuor n’est plus pour moi qu’une source de plaisir – que seule ma trop grande familiarité avec l’œuvre et son style mêle désormais à une légère déception : elle ne sollicite plus mon attention à chaque mesure comme c’était le cas autrefois. »1 Rosen note que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, « ce ne sont [...] ni l’inattendu ni l’étrangeté d’une œuvre ou du style propre au compo- siteur qui constituent un obstacle à la compréhension musicale, mais bien 129 Santé et maladie dans la philosophie et dans la vie Jacques Bouveresse Cités 38, Paris, PUF, 2009 1. Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique, traduit de l’anglais par Sabine Lodéon, Paris, Le Seuil, p. 11-12. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 156.0.214.10) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 156.0.214.10) plutôt la disparition des éléments familiers, et donc la déception ininter- rompue des attentes et des espoirs entretenus par la tradition musicale dans laquelle nous avons été élevés. Ce n’est pas la nouveauté, par conséquent, mais l’absence d’éléments reconnaissables dans le style ou le langage – éléments que nous jugions jusqu’alors essentiels à toute musique – qui fait de l’écoute d’une œuvre radicalement originale une épreuve que nous avons de fortes chances de ne pas surmonter »1. On peut conclure de cela, selon Rosen, qu’il y a une proximité constante entre la musique et le non- sens, ce qui est, du reste, probablement vrai aussi de n’importe quel art : « La musique frôle toujours l’absence de signification, le non-sens. [...] Comprendre la musique signifie, dans une large mesure, “se sentir bien” avec elle ; la musique doit se conformer à ce que nous attendons en termes de grammaire et de syntaxe musicales, et c’est alors seulement qu’il nous est possible de lui conférer une signification, en partie par tradition (la musique lente en mode mineur est souvent mélancolique, par exemple), en partie, il faut le dire, par caprice, selon le libre jeu de notre imagination »2. Ce genre de remarque peut peut-être constituer un point de départ utile pour comprendre certaines des déclarations que Wittgenstein formule à propos de la situation dans laquelle se trouve quelqu’un qui est aux prises avec un problème philosophique. Dans ce cas-là également, la difficulté provient, selon lui, du fait que des attentes et des espérances qui avaient été formées à tort – en l’occurrence, essentiellement à propos du fonctionne- ment de notre langage – sont déçues, ce qui provoque une sensation de frus- trationetde malaisecaractéristiquequ’ilfautessayer de guérir.Wittgenstein ditdansuneformulefameusequele« philosophetraiteunequestioncomme on traite une maladie »3. À propos d’un exemple typique, comme celui de la question de savoir s’il est vrai que nous choisissons librement, il écrit : « Le problème philosophique semble insoluble. Jusqu’à ce qu’on voie qu’il y a une maladie qui a son siège dans la forme de représentation (Darstellungsform). “Mon choix est libre” ne signifie rien d’autre que : je choisis parfois. Et que je choisisse parfois, n’est tout de même pas douteux. Ce qu’on appelle “libre” est seulement le choix en soi. Dire “nous croyons seulement que nous choisissons” est un non-sens. Le processus que nous appelons “choisir” a lieu, que l’on puisse ou ne puisse pas prédire le résultat d’après des lois de la nature. »4 130 Grand article 1. Ibid., p. 12. 2. Ibid., p. 21. 3. MS 116, p. 323. 4. MS 115, p. 110-111. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 156.0.214.10) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 156.0.214.10) Le fait que le traitement de la question s’apparente à celui d’une maladie constitue, bien entendu, une des choses qui distinguent fonda- mentalement, du point de vue de Wittgenstein, les questions philosophi- ques des questions scientifiques, pour lesquelles on ne pourrait évidem- ment pas être tenté de dire une chose du même genre. On peut remarquer également que, dans le cas de la philosophie aussi bien que dans celui de la musique, l’incompréhension – autrement dit, la prise de conscience douloureuse du fait que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être – peut susciter une forme de révolte qui comporte un aspect moral. Rosen rapporte que, d’après ce qu’on lui a raconté, lorsqu’il entendit pour la première fois Debussy à l’âge de huit ans, il eut une réaction d’indignation violente et déclara qu’il faudrait faire une loi contre ce genre de musique1 : « On peut, dit-il, le comprendre : Wagner et Beethoven étaient mes compositeurs favoris. L’influence de Wagner et la logique avec laquelle Debussy poursuit, tout en la renouvelant, la tradition wagnérienne me restaient inintelligibles. La réaction normale face à une musique que nous ne comprenons pas est la révolte morale, et j’étais tout à fait décidé à pros- crire ou à bannir les musiques que je n’avais pas encore comprises »2. Il n’est pas exagéré de dire que, pour Wittgenstein, le traitement d’une maladie philosophique a pour but de nous guérir d’une forme de mécon- tentement qui peut prendre également, au moins dans un premier temps, la forme d’une condamnation qui est de nature plus ou moins morale. C’est bien une chose de cette sorte qui se passe à chaque fois que nous considérons la réalité en fonction d’un idéal auquel nous sommes particu- lièrement attachés, mais qui ne peut malheureusement qu’être démenti de façon plus ou moins radicale par elle et auquel nous devons par consé- quent apprendre à renoncer. Wittgenstein caractérise la philosophie comme étant un travail que l’on doit effectuer sur soi-même, sur la façon dont on voit les choses et sur ce qu’on exige d’elles. C’est donc un travail qui comporte inévitablement une dimension éthique, puisqu’il vise à produire sur le philosophe le genre de transformation susceptible de réta- blir entre lui et la réalité un accord que des attentes et des espérances chimériques et condamnées par nature à rester insatisfaites avaient rompu. Nous sommes, dans nos moments philosophiques, victimes de l’illusion que la réalité se comporte en quelque sorte de façon injuste parce qu’elle 131 Santé et maladie dans la philosophie et dans la vie Jacques Bouveresse 1. Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique, op. cit., p. 14. 2. Ibid. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 156.0.214.10) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 156.0.214.10) ne satisfait pas le genre d’idéal que nous nous croyons en droit de lui pres- crire et nous devons apprendre avec beaucoup de difficulté que l’injustice est en réalité de notre côté et que ce sont nos exigences métaphysiques qui sont illégitimes et nos idéaux qui doivent être dépossédés du prestige et de l’autorité que nous nous considérons comme tenus de leur reconnaître. Tout le problème est justement de réussir à nous convaincre que nous n’avons pas d’obligation de continuer à regarder le monde à travers des uploads/s3/ cite-038-0129 1 .pdf
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- Publié le Dec 04, 2022
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