L’ART DU CADAVRE Sylvia Girel Le Seuil | « Communications » 2015/2 n° 97 | page

L’ART DU CADAVRE Sylvia Girel Le Seuil | « Communications » 2015/2 n° 97 | pages 81 à 92 ISSN 0588-8018 ISBN 9782021219487 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-communications-2015-2-page-81.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Tel est le coup de force de la représentation médiatique de la mort : faire en sorte qu'elle devienne extraordinaire au double sens du mot : hors de l'ordinaire de nos vies […] dans l'illusion qu'elle ne nous concerne pas2. Sur la question de la matérialité du corps mourant ou mort, on observe au fil des années et des écrits un certain nombre de glissements. Aujour- d'hui, plutôt qu'autour de la mort « en général », c'est bien autour du cadavre, du corps mort ou mourant perçu comme « trop encombrant », que l'idée de tabou s'est réarticulée 3. Dans « Le cadavre ambigu 4 », David Le Breton, après d'autres 5, évoque le statut particulier de ce dernier et montre comment sa perception et les représentations qui y sont attachées sont nuancées ou différenciées selon les cultures, les époques, les contextes. Mais il précise que « nulle société humaine ne perçoit le corps comme un cadavre indifférent après la mort. Nulle part il n'est un reste disponible à la curiosité et à la fantaisie des vivants ». Cependant, les écorchés de Gunther von Hagens6, de vrais corps morts plastinés et exposés, ou encore les snuff movies 7, ces films présentant des scènes de torture et de mise à mort, montrent que, dans l'art contemporain, c'est aujourd'hui une évidence à questionner. Si notre rapport à la mort demeure difficile et si la vue des dépouilles fait « problème » dans nos perceptions communes, on observe aussi une présence et donc une visibilité, une « regardabilité » démultipliées des cadavres dans les domaines de la création, du divertissement8 et des modes d'expression les plus variés9. Il y a, d'un côté, un processus au long cours – propre à certaines sociétés – selon lequel le cadavre, après avoir été 81 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.50.181.133 - 07/12/2019 15:31 - © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.50.181.133 - 07/12/2019 15:31 - © Le Seuil un « objet » d'exposition et d'attraction attirant les foules, est devenu obs- cène au nom de l'éthique10, la matérialité des corps des défunts désertant les espaces privés et publics ; d'un autre côté, un processus inverse, qui voit les cadavres surgir et (sur)investir les mondes médiatiques, culturels et artistiques. De ce point de vue, l'art contemporain est exemplaire et spéci- fique. En effet, si la mort et les cadavres ont toujours fait figure de thèmes récurrents dans l'histoire de l'art et ses différents courants, les dernières décennies montrent que la récurrence est devenue omniprésence, et surtout qu'un certain nombre de paliers ont été franchis : « il n'est plus question de s'abriter derrière la toile, la peinture, les symboles : on utilise désormais la réalité comme un matériau brut, riche, immédiat pour en livrer l'envers du décor11 ». LE CADAVRE COMME MATÉRIAU DE CRÉATION. Pour comprendre ce paradoxe qui nous rend supportable là ce que l'on a escamoté ici, et saisir la manière dont les mondes de l'art contemporain proposent une forme de spectacularisation, une nouvelle visibilité du cadavre, il convenait de faire un état des lieux et de constituer un corpus d'œuvres représentatif 12. Ce travail a été entrepris dans le cadre d'un projet collectif, « La mort charnelle et le cadavre dans la production artis- tique contemporaine : représentations, utilisations et limites du corps humain 13 ». L'un des résultats les plus marquants de cette recherche concerne justement cette question de la matérialité du corps mort. Celui- ci (en totalité ou en partie) n'est plus seulement représenté, il participe au processus de création, il est bien matériellement présent de manière réa- liste et/ou réelle dans l'œuvre, et ce, malgré toutes les réticences et tous les interdits qui l'entourent. Avant de poursuivre l'analyse, quelques constats s'imposent concernant les artistes et les œuvres produites. Les artistes traitant de la matérialité du cadavre se répartissent en deux groupes. D'une part, ceux dont le travail porte exclusivement (ou presque) sur la mort et/ou les dépouilles (par exemple, Joel-Peter Witkin14, Teresa Margolles 15 ou encore Araya Rasdjarmrearnsook 16) ; d'autre part, ceux pour lesquels le travail sur ces sujets est ponctuel et correspond à une œuvre en particulier, une série (c'est le cas de The Morgue d'Andres Serrano17), un thème (on pensera aux portraits de défunts de Rudolf Schäfer18 ou de Walter Schels 19, au travail sur le suicide de Ene-Liis Semper 20, Sam Samore21, Neil Hamon22, par exemple). Les œuvres, quant à elles, se divisent en deux grandes catégories : d'un côté celles qui produisent de « faux » mais très réalistes cadavres ; de 82 Sylvia Girel Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.50.181.133 - 07/12/2019 15:31 - © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.50.181.133 - 07/12/2019 15:31 - © Le Seuil l'autre celles qui présentent des « vrais morts », bien réels. Une ligne de partage déterminante passant entre les créations qui le font par médias interposés et celles qui nous livrent le cadavre – tout ou partie – dans sa plus réelle matérialité. Les premières sont les plus nombreuses et tous les types de corps morts sont concernés23, les secondes sont plus rares. Les supports de création et les matériaux utilisés par les créateurs, leur diversité se révèlent instructifs en ce qu'ils mettent au jour à la fois ce que l'art « peut montrer » uniquement parce que c'est de l'art, justement (on pensera ici à la création de faux cadavres mais d'un réalisme saisissant), et ce que l'art « peut se permettre de montrer » quand ce serait dans tout autre contexte difficile, déviant, impensable ou impossible (hormis dans les morgues et dans des contextes tout à fait spécifiques, il n'est effective- ment pas habituel de côtoyer des cadavres). On touche ici à la question des ordres de réalité24 et à cette nouvelle (ou différente) visibilité donnée du cadavre via les mondes de l'art. Le processus de création et le contexte de diffusion et de réception des œuvres permettent une mise à distance de nature à neutraliser, à modifier ce que produit ailleurs le face‑à-face avec la matérialité des cadavres. QUELLES FORMES DE « MATÉRIALITÉ » POUR LE CADAVRE DANS LES ARTS VISUELS ? Venons-en directement à des œuvres qui nous y confrontent, et particu- lièrement ici à des installations, des performances et ce qui s'apparente à des sculptures hyperréalistes. Avec ce type de support et de formes de création, au travers de mises en espace et de mises en scène qui prennent des formes jusqu'alors inédites, les artistes s'emparent et se jouent de cette question de la matérialité du corps mort. Du côté des objets et sculptures hyperréalistes, on pourra citer Dead Dad de Ron Mueck 25, Death of a Replicant de Christina Glidden26, Great Deeds Against the Dead de Jake et Dinos Chapman27, ou encore Gilles Barbier, notamment avec le corps d'un suicidé présenté dans Paysage mental (Loch Ness) 28. Autant d'œuvres particulièrement réalistes, auxquelles s'ajoutent celles qui proposent d'étranges et improbables cadavres ou morceaux de cadavres tels que seul l'art est en mesure d'en produire (par exemple, Sue de Beer avec Two Girls29 ou les œuvres de Berlinde De Bruyckere30). Du côté des installations, l'une des plus spectaculaires et des plus saisis- santes est celle de Maurizio Cattelan31. À Milan, sur la place du 24-Mai, l'artiste a pendu trois mannequins d'enfants à un chêne, laissant planer l'incertitude face au réalisme de l'œuvre. Si elle a été très rapidement 83 L'art du cadavre Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.50.181.133 - 07/12/2019 15:31 - © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.50.181.133 - 07/12/2019 15:31 - © Le Seuil retirée, elle est uploads/s3/ china-l-x27-art-du-cadavre-x27.pdf

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