Pierre Bourdieu Madame Yvette Delsaut Le couturier et sa griffe : contribution
Pierre Bourdieu Madame Yvette Delsaut Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°1, janvier 1975. pp. 7-36. Abstract The "couturier" and his "signature" : contribution to a theory of magic The field of luxury goods production in which high fashion has its place, is structured around the opposition between orthodoxy and heterodoxy, between consecrated art and avant-garde art. Because of this opposition, high fashion presents a functional similarity to the structure of fractions (and secondarily, age groups) of the dominating class which predisposes it to keep ahead of the expectations of its clientele : the "young", "inexpensive", "modern", "franck", "intellectual" style is in contrast with the "luxurious", "traditional", "conservative", "bourgeois" style. The succession of a couturier poses problems permitting analysis of the sort of social alchemy realized by the couturier when he imposes his "signature", which can radically modify the social quality of a product without changing its physical nature. The field of fashion betrays with particular transparency certain of the mechanisms characteristic of what can be called an economy of symbolic exchanges. What is described as the crisis of haute couture could be only one sign among others of a restructuring of this mechanism, linked to the apparition of new tokens of distinction (and of new fractions), less naively ostentatious and less insolently luxurious than those couturiers traditionally offered. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre, Delsaut Yvette. Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°1, janvier 1975. pp. 7-36. doi : 10.3406/arss.1975.2447 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1975_num_1_1_2447 PIERRE BOURDIEU avec YVETTE DELSAUT le couturier et sa griffe: contribution à une théorie de la magie "Si nous pouvons montrer que, dans toute l 'étendue de la magie, régnent des forces semblables à celles qui agissent dans la religion, nous aurons démontré par là que la magie a le même caractère collectif que la religion. Il ne nous restera plus qu'à faire voir comment ces forces collectives se sont produites, malgré l'isolement où nous paraissent se tenir les magiciens, et nous serons amenés à l 'idée que ces indi vidus n 'ont fait que s 'approprier des for ces collectives. " (Marcel Mauss, Esquisse d'une théorie générale de la. magie )■ Le champ de la haute couture doit sa structure à la distribution inégale entre les différentes "maisons" de l'espèce particulière de capital qui est à la fois l'en jeu de la concurrence dans ce champ et la condition de l'entrée dans cette compétition. Les caractéristiques distinctives des différentes institutions de production et de diffusion et les stratégies qu'elles mettent en oeuvre dans la lutte qui les oppose dépendent de la position qu'elles occupent dans cette structure. La "droite" et la "gauche" C'est ainsi que les institutions qui occupent des posi tions polaires dans le champ, soit d'un côté les en treprises dominantes à un moment du temps, comme aujourd'hui Dior ou Balmain, et de l'autre les entre prises plus récemment entrées dans la compétition, comme Paco Rabanne ou Ungaro, s'opposent à peu près sous tous les rapports que la logique spécifique du champ désigne comme pertinents (1). D'un côté, les murs blancs et la moquette grise, les monogram mes, les vendeuses "d'un certain âge" des vieilles maisons de prestige et de tradition, situées en ces hauts lieux de la rive droite que sont la rue Fran çois 1er et l'avenue Montaigne. De l'autre, le métal blanc et or, les "formes" et les "volumes" implaca blement modernes et les vendeurs audacieusement saintropéziens des "boutiques" d'avant-garde, implan tées dans la partie "chic" de la rive gauche, rue Bonaparte et rue du Cherche-Midi (2). A un pôle, l'austérité dans le luxe et l'élégance sobre, la "gran de classe", qui conviennent au "capitaliste de vieille roche", comme dit Marx, et plus précisément aux femmes d'âge canonique des fractions les plus hautes et les plus anciennement établies de la grande bour geoisie. A l'autre pôle, les audaces un peu agressi ves, un peu tapageuses, d'un art dit "de recherche" que la loi de la concurrence, c'est-à-dire la dialec tique de la distinction, peut porter à proclamer la "haine de la perfection" et la "nécessité du mauvais goût", par une de ces exagérations "artistes" qui conviennent à cette position. D'un côté, le souci de conserver et d'exploiter une clientèle restreinte et ancienne qui ne se conquiert qu'à l'ancienneté, de (1) Une opposition analogue se retrouve, dans le champ de la haute coiffure, entre Carita et Alexandre, à l'élégance un peu eévère, et Jean-Louis David qui entend offrir "sans distinc tion de classe" ses coiffures "audacieuses". (2) Ici, comme en matière de théâtres, de galeries ou de cinémas, la rive gauche n'a pas toujours un sens géographi que : ainsi, Saint-Laurent a trois boutiques "rive gauche" à Paris, l'une rue de Tournon (6°), la seconde avenue Victor Hugo (16°) et la troisième rue du Faubourg Saint-Honoré (8°). Il reste que par opposition aux maisons traditionnelles, éta blies dans les hauts lieux de la rive droite, la plupart des couturiers d'avant-garde et la totalité des "stylistes" ou "modélistes" ont leur maison-mère ou leurs "boutiques" sur la rive gauche. Pierre Bourdieu l'autre, l'espoir de convertir des clients nouveaux, par un art qui se veut "à la portée des masses" -c'est-à-dire, nul ne peut s'y tromper en ce cas, à la nortee des fractions nouvelles de la bourgeoisie ou, ce qui revient à peu près au même, culturelle - ment et économiquement accessible aux jeunes des fractions anciennes. Le fait que l'idéologie populiste de l'ouverture aux "masses "puisse se rencontrer dans un champ où il est plus difficile qu'ailleurs d'oublier les conditions d'accès aux biens offerts, tend à suggé rer qu'elle doit toujours être comprise comme une stratégie dans les conflits internes à un champ : les occupants d'une position dominée dans un champ spé cialisé peuvent avoir intérêt, dans certaines conjonc tures, à jouer de l'homologie structurale entre les op positions internes à un champ et l'opposition dernière entre les classes pour présenter la recherche d'une clientèle, au sens économique ou au sens politique du terme, (ici, celle des fractions dominées du sous- champ dirigeant de la classe dominante, nouvelle bourgeoisie et jeunes de l'ancienne), sous les dehors hautement démocratiques de l'ouverture "aux masses", désignation euphémistique et vague des classes dominées. Entre le pôle dominant et le pôle dominé, entre le luxe sévère de l'orthodoxie et l'ascétisme ostenta toire de l'hérésie, les différents couturiers se dis tribuent selon un ordre qui reste à peu près invariant lorsqu'on leur applique des critères aussi différents que l'ancienneté de la maison et l'importance de son chiffre d'affaires, le prix des objets offerts et le nom bre d'essayages, l'intensité des couleurs et aujourd'hui la place faite aux pantalons dans la collection. Les positions dans la structure de la distribution du capital spécifique s'expriment tant dans les stratégies esthéti ques que dans les stratégies commerciales . Aux uns les stratégies de conservation qui visent à maintenir intact le capital accumulé (le "renom de qualité") contre les effets de la translation du champ et dont la réussite dépend évidemment de l'importance du capital détenu et aussi de l'aptitude de ses détenteurs, fonda teurs et surtout héritiers, à gérer rationnellement la reconversion, toujours périlleuse, du capital symboli que en capital économique. Aux autres les stratégies de subversion, qui tendent à discréditer les détenteurs du plus fort capital de légitimité, à les renvoyer au classique et de là au déclassé, en mettant en question (au moins objectivement) leurs normes esthétiques, et à s'approprier leur clientèle présente ou, en tout cas, future, par des stratégies commerciales que les mai sons de tradition ne peuvent se permettre sans com promettre leur image de prestige et d'exclusivité. De tous les champs de production de biens de luxe, il n'en est aucun qui laisse transparaître plus clairement que la haute couture un des principes de division de la classe dirigeante, celui qui oppose des classes d'âge indissociablement caractérisées comme classes d'argent et de pouvoir et qui introduit dans le champ de la mode des divisions secondaires. Selon une série d'équivalences qui se retrouvent dans tous les domaines, jeune s'op pose à âgé comme pauvre s'oppose à riche, mais aussi comme moderne s'oppose à traditionnel ou comme "ou vert", "à la page" politiquement s'oppose à conservateur et traditionaliste et enfin, dans le domaine du goût et de la culture, comme "intellectuel" s'oppose à "bour geois". Ainsi, les grandes maisons de couture ou de coiffure, les fourreurs même ont à peu près toujours une boutique pour les jeunes qui se distingue par des prix plus bas, "plus jeunes" comme on dit parfois dans ce milieu. La logique du champ fait voir en toute clarté le principe de toutes les équivalences, l'identification entre l'âge et l'argent. En effet, une boutique destinée aux jeunes d'une maison située au pôle dominant pré sente à peu près toutes les caractéristiques des bou tiques situées au uploads/s3/ le-couturier-et-sa-griffe-pdf.pdf
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- Publié le Jan 03, 2021
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