1 L’expressivité de la forme animale chez Adolf Portmann : traduire plutôt qu’i

1 L’expressivité de la forme animale chez Adolf Portmann : traduire plutôt qu’interpréter Valérie Glansdorff (Université Libre de Bruxelles) Article publié dans Eikasia. Revista de Filosofia [disponible en ligne], 2014, n° 59, L’animalité : Rencontres philosophiques et littéraires aux confins de l’anthropologie, DUMONT A. et OST I. (éds.), p. 37-50. « Les êtres vivants exercent mille et un petits métiers, mais ils vivent pour être eux-mêmes, pour être la forme qu’ils sont ». Raymond Ruyer Adolf Portmann (1897-1982) fait partie des rares biologistes qui n’ont pas cédé, dans le courant du 20e siècle, à la « molécularisation » de leur discipline. En tant que zoologue, il n’a cessé de réhabiliter la forme animale totale comme objet d’étude privilégié, redonnant ses lettres de noblesse à l’apparence des êtres vivants. Méthodologiquement, il en revient à une biologie descriptive basée sur les phénomènes tels que nos sens les perçoivent. Dès l’ouverture de son ouvrage majeur, Die Tiergestalt (La Forme animale)1, Portmann partage le constat suivant : On peut être familiarisé avec de nombreuses espèces animales, connaître à fond leur structure interne, leurs tissus et leurs organes et se soucier médiocrement de l’apparence extérieure d’un animal. Bien souvent, elle n’est envisagée que du point de vue de son utilité élémentaire et de ses facultés d’adaptation, mais son caractère unique, ce qui différencie précisément une forme animale d’une autre, est à peine pris en considération2. Depuis le 17e siècle et l’invention du microscope, l’essor des microtechnologies renforce l’idée selon laquelle ce qui est réellement important pour les progrès de la recherche est caché. Ainsi la réalité du phénomène ne serait-elle jamais, en tout cas pas toute entière, dans son apparence et dans l’expérience immédiate que nous en avons. Elle serait au contraire à chercher dans les profondeurs de l’invisible. Cette conception a contribué à renforcer le caractère analytique des sciences contemporaines ; en biologie, c’est le domaine de l’infra qui domine avec la biologie moléculaire et cellulaire. Le fonctionnement du vivant est principalement expliqué à partir de lois physico-chimiques et de théories mécanistes plus ou moins affinées (le modèle étant celui, complexe, de la cybernétique et non plus celui de l’automate ou de l’horloge). On en arrive à dévaluer ce qui frappe les sens, déplore Portmann, et à reconduire la méfiance envers les qualités secondes (couleur, son, odeur…), nécessairement trompeuses car subjectives. 1 Paru pour la première fois en 1948, Die Tiergestalt a été traduit en français par G. Remy (Payot, 1961). Cette traduction a récemment été revue par J. Dewitte et publiée aux Éditions La Bibliothèque (2013). C’est à cette édition, désormais citée FA, que nous nous référons dans le présent article. 2 FA, p. 27-28. 2 Pour rappel, Claude Bernard soulignait dans la seconde moitié du 19e siècle que la biologie devait être une science expérimentale3. D’Arcy Thompson, ce savant inclassable, zoologue géomètre, considérait un demi-siècle plus tard qu’une approche entièrement mathématique était indispensable à la compréhension de la forme et de la croissance. Le morphologiste devait, selon lui, se faire exclusivement physicien et mathématicien en travaillant sur des organismes considérés comme dépourvus de vie, sans dimension évolutive ou physiologique4. François Jacob, prix Nobel de physiologie, écrivait dans les années 1970 que c'est aux algorithmes du monde vivant que devait s'intéresser la biologie5. On peut encore lire chez le philosophe et biologiste contemporain Henri Atlan que l’objet de la biologie est aujourd’hui physico-chimique6. Ce ne sont là que quelques exemples, mais ils sont caractéristiques de l’orientation générale des sciences du vivant, orientation encore confirmée par les découvertes spectaculaires en matière de génétique. Dans un tel contexte, il est clair que la morphologie animale intéresse moins que sa physiologie. Celle-ci, dès lors qu’elle concerne les fonctions des organes animaux, constitue un terrain explicatif plus prometteur que la structure d’ensemble de l’animal, reléguée à une zoologie descriptive du phénotype. Cette approche, qui a servi à établir les taxinomies de type linnéen, reste une valeur de référence non négligeable mais elle apparaît néanmoins datée aujourd’hui devant l’avènement de la cladistique dont le mode de classification repose sur la génétique et la théorie de l’évolution. D’un point de vue dynamique, la forme animale intéresse bien sûr l’éthologie puisqu’elle détermine pour une large part le rapport d’un organisme avec son milieu. Mais Portmann, même s’il s’intéresse à la vie et aux mœurs des animaux, n’entend pas restreindre son étude au seul comportement. En digne héritier de Goethe, il considère que la forme elle-même, dans toute sa plénitude, est porteuse de sens en deçà des explications causales couramment avancées. Il éclaire la dimension compréhensive de la morphologie organique par le biais de la métaphore théâtrale qu’il emprunte à son illustre prédécesseur. Cette image, que l’on retrouve en plusieurs endroits de son œuvre, consiste à comparer toutes les formes de vie à un spectacle. Le scientifique, dit-il, cherche d’abord un point de vue, une perspective à partir de laquelle aborder l’ensemble de la représentation. Sa curiosité pourra l’amener backstage, dans les coulisses, où il découvrira comment sont réalisés les bruitages et les effets visuels, à quoi ressemblent les acteurs avant le maquillage et les costumes ainsi que la manière dont ils sont dirigés. Cette démarche correspond au versant explicatif de la biologie qui s’attache aux processus internes invisibles. Mais pour comprendre le sens de la pièce, il faut s’installer dans la salle, « il faut même oublier le pourquoi et le comment du spectacle pour en percevoir tout l’effet »7. Il y a donc, d’un côté, la technique théâtrale et les spécialistes capables de l’exécuter et de l’expliquer et de l’autre, le spectateur ayant affaire à une composition, à des relations entre protagonistes. Ce dernier ne doit surtout pas interrompre le cours de l’action mais au contraire « se laisser aller » à la performance, c’est-à-dire s’immerger dans l’histoire, pour en comprendre les tenants et les aboutissants. « En aucun cas ne dois-je savoir comment le père d’Hamlet apparaît aussi crédible en fantôme », dit encore Portmann8. Le versant compréhensif de la biologie met donc l’accent sur le sens et la signification (il nous faudra distinguer ces notions plus loin) avant le fonctionnement et la causalité. Jakob von Uexküll a sans doute 3 C. BERNARD, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Paris, Librairie J.-B. Baillière et Fils, 1879. 4 W. D’ARCY THOMPSON, Forme et croissance, Trad. fr. D. Teyssié, Paris, Seuil, 2009. 5 F. JACOB, La logique du vivant : une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970. 6 H. ATLAN, Questions de vie : entre le savoir et l’opinion, Paris, Seuil, 1993. 7 FA, p. 206. 8 A. PORTMANN, « Goethe and the concept of metamorphosis » [1973], in Essays in Philosophical Zoology by Adolf Portmann, Trad. angl. R. B. Carter, The Edwin Mellen Press, 1990, p. 168 (notre traduction). 3 ouvert la voie le premier en proposant le concept d’Umwelt et l’idée d’un « plan de signification englobant »9 qui, comme une partition invisible, règle harmonieusement les rapports entre êtres vivants. « C’est la signification qui est le fil directeur sur lequel la biologie doit se guider, écrivait-il en 1940, et non la misérable règle de causalité qui ne peut voir plus loin qu’un pas en avant ou un pas en arrière, et reste aveugle aux grandes relations structurelles »10. Imaginons que notre pièce s’intitule La Vie Amoureuse de la Grive Bleue ou Le Bourdon et l’Aconite ; l’origine technique de la couleur bleue de l’oiseau et de la fleur est sans importance pour celui qui tente de saisir la trame du spectacle. Certes, les méthodes de travail du physicien et du chimiste seront utiles pour comprendre que, contrairement au bleu de la fleur, la couleur de l’oiseau n’est pas due à un pigment mais à des lois compliquées de dispersion de la lumière. En revanche, c’est pour le biologiste le rôle du bleu dans la pièce qui compte : va-t-il attirer des partenaires sexuels ou, au contraire, des prédateurs ? Peut-être même n’a-t-il pas d’autre utilité que celle d’apparaître, purement et simplement, sans que lui soit assignable une fonction particulière ? « L’important est de savoir si la couleur a un sens dans la vie de l’animal », dit Portmann11. A quoi nous ajouterons volontiers : « pas dans celle de l’expérimentateur ». Lorsqu’il s’agit d’interpréter les formes vivantes, leurs motifs et couleurs, c’est tout un réseau sémiotique qui transparaît. Les caractéristiques formelles doivent être envisagées comme des signes à déchiffrer, la Gestalt animale étant comparable à une écriture hiéroglyphique. Il faut pourtant d’emblée préciser que Portmann n’entend pas évincer, ni même condamner, le versant explicatif de la biologie. Il s’agit pour lui de rappeler vigoureusement, à une époque où la « vraie » recherche et « le » but qu’elle poursuit trouvent leur assise dans les courants analytiques, qu’on ne peut opposer compréhension et explication à moins de mutiler les phénomènes et de passer à côté de leur diversité. « De plus en plus, le travail dans les laboratoires se réduit à un choix judicieux de quelques espèces, véritable bétail uploads/s3/ lexpressivite-de-la-forme-animale-chez-a.pdf

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