MONICA SABOLO LA VIE CLANDESTINE roman GALLIMARD Pour mes enfants Bianca et Edg
MONICA SABOLO LA VIE CLANDESTINE roman GALLIMARD Pour mes enfants Bianca et Edgar, les plus merveilleux, les plus drôles aussi. PROLOGUE Je ne sais plus comment cela a commencé. Comment j’en suis arrivée à commander sur eBay, moyennant la somme de soixante euros, une buse naturalisée avec une queue tordue, juchée sur une branche. À cette époque, je passais mes soirées à regarder des photos d’oiseaux empaillés sur Internet, en me demandant s’il valait mieux m’offrir une mouette (rare ! précisait l’annonce) ou un pélican (hors de prix). Je faisais défiler les spécimens, fixés sur des socles, posés sur un tapis de fougères, penchés en avant l’air curieux, un lézard dans le bec, en diorama perchés sur un faux arbre. Je renouais avec la vie sauvage. Par ailleurs, j’avais des ennuis domestiques. La semaine précédente, le robinet de la cuisine m’était resté dans les mains, puis ma lampe de chevet avait explosé. En faisant la vaisselle dans le lavabo de la salle de bains, ou immobile dans la pénombre, il me semblait qu’une force obscure était à l’œuvre. Lorsque la cuisine d’un appartement, dans l’immeuble d’en face, avait brûlé, les enfants et moi avions contemplé les nuages de fumée dans le ciel, de plus en plus noirs. Ils m’avaient demandé si, d’une façon ou d’une autre, cette série de catastrophes pouvait être notre faute. J’avais ri, mais, au fond, ils avaient peut-être mis le doigt sur quelque chose. Quand je le croisais devant les boîtes aux lettres, mon voisin m’invectivait : « Cessez de faire ce bruit infernal entre minuit et 2 heures du matin ! Que déplacez-vous au- dessus de ma tête, bon Dieu ? Des globes de pierre ? » Je ne me couchais jamais après 22 heures. Avant de passer à l’acte d’achat, qui me semblait vaguement dangereux – le signe qu’une chose sombre et grave s’accomplissait en moi –, j’avais observé, plusieurs soirs de suite, les photographies de l’oiseau prises par Michel64, qui proposait aussi à la vente un imposant crucifix mural et une salamandre dans du formol. La buse se tenait sur une branche, ailes repliées, une tache blanche à l’arrière de l’œil. Sa queue, panachée de gris et de noir, paraissait infiniment soyeuse. Son plumage sobre, mais élégant, lui donnait une allure d’automne, alliant la modestie à la mélancolie. À la différence d’autres espèces, comme le harfang des neiges, avec sa blancheur irréelle et son petit air prétentieux, elle était dénuée de toute mégalomanie. Sans illusion sur ses capacités de séduction. Néanmoins, elle regardait au loin, en direction de l’avenir. Elle était un autre moi-même. Une force concrète, indiscutable, dans un monde évanescent. Enfant, j’avais assisté à un spectacle de fauconnerie, quelque part en Auvergne, près d’un château. Tandis que les aigles, chouettes effraies, hiboux grands ducs, vautours, s’étaient montrés très disciplinés, déployant leurs ailes à l’instant même où un signal leur était envoyé pour aller se poser sur le gant de cuir que leur tendait un fauconnier déguisé en Robin des Bois, une buse – petite, brunâtre, l’air de rien – avait fait des siennes. Juchée telle une diva sur le poing en feutrine verte, elle tournait la tête avec ostentation, méprisant les gestes, de plus en plus contrariés, que le second fauconnier lui adressait de l’autre côté du terre-plein. Madame restait là, immobile, à faire la gueule, toisant celui qui pensait pouvoir lui donner des ordres. De loin, j’avais eu l’impression que l’oiseau me fixait. Au bout du compte, la buse avait décollé dans un mélange de grâce et de lassitude, et l’assistance poussé en chœur un soupir de soulagement. Mais alors que, de l’autre côté de l’esplanade, le second fauconnier tendait le bras, l’oiseau avait bifurqué en direction du public – toujours avec élégance, dans une sorte de virage souple, nonchalant. Après avoir un instant tournoyé au-dessus de l’assistance, de plus en plus proche, si proche que le battement de ses ailes soulevait une mèche échappée de ma queue-de-cheval, le rapace s’était posé sur ma tête. Ensuite, il ne fut plus question de le déloger. Quelqu’un a pris une photo de ce coup de foudre. Le cliché montre une fillette en bermuda, un sourire triomphal et une buse sur la tête. Ce qui illumine son visage, à cet instant, c’est la joie d’avoir été vue. Vue pour tout ce qu’elle est, et que personne ne voit. Une créature dotée de pouvoirs mystérieux est venue la chercher, dans le monde souterrain où elle se promène. D’ordinaire, la petite fille reconnaît ceux qui en sont issus, mais eux ne la reconnaissent pas. Cette fois, si. Elle a été embrassée pour l’intégralité de son être. Ce qui se trouve ici, et ce qui est enfoui. Les serres agrippées à son cuir chevelu sont une morsure et un baiser. Le matin où la buse me fut livrée, une étudiante m’avait téléphoné, pleine d’espoir, pour me demander si Yves S. était bien mon père. Quand on me pose cette question, chaque fois, mon sang se fige, j’ai la sensation d’un drame imminent, un mouvement s’opère dans mon corps, une sorte de rétraction. Depuis sa disparition, il y a quelques années – un nombre d’années qu’il m’est impossible de définir, ma mémoire ayant enfermé cette information dans un lieu inaccessible, un lieu que je ne visite jamais, comme une pièce oubliée, pleine de choses encombrantes dont on ne peut se résoudre à faire quoi que ce soit, ni les conserver, ni s’en débarrasser –, depuis quelques années donc, on ne m’avait presque plus parlé de lui. La jeune fille faisait une thèse sur la civilisation précolombienne Tumaco-La Tolita, et aurait souhaité s’en entretenir avec mon père. Cette civilisation méconnue s’est développée au VIIe siècle avant J.-C., avant de s’éteindre brutalement, sans explications, mille ans plus tard. Yves S. possédait une impressionnante collection d’urnes funéraires, de bustes aux bouches béantes et aux yeux vides, de guerriers en érection, d’animaux menaçants, exposés dans notre appartement sous des dômes de verre. Enfant, quand j’allais chercher un verre d’eau à la cuisine, la nuit, il me semblait traverser un musée funèbre – des morts m’observaient derrière les vitres, furieux. La jeune fille aurait sans doute adoré vivre dans cet endroit. Son souffle se suspendit lorsque je lui annonçai qu’Yves S. était décédé, et ce depuis un certain temps. J’ai perçu sa déception, son chagrin même, dans ses mots emmêlés. Mais je n’en avais pas fini avec Yves S. Peu après, mon frère m’a téléphoné. Alors que jamais nous ne parlons de notre père, que nous évitons avec soin les sujets susceptibles de nous emmener sur des territoires mouvants, il a évoqué un problème. Il avait en effet découvert, en parcourant le site de l’ambassade, que les dettes d’un individu de nationalité suisse se transmettent, en vertu de la loi confédérale, de génération en génération, et ce jusqu’à l’extinction du nom. À l’époque de son décès, nous avions reçu une lettre imprimée sur du papier recyclé nous priant d’accepter ou de répudier l’héritage d’Yves S. J’avais été heurtée par l’usage du terme « répudier », mais aussi par la présentation du courrier, où les options « accepter » et « répudier » étaient séparées par des pointillés sur lesquels était dessinée une paire de ciseaux. J’avais choisi « répudier » puis égaré les deux parties de la feuille. À présent, mon frère soutenait que la Confédération helvétique nous ferait payer, pour des fautes que nous n’avions pas commises, dont nous ignorions tout, et nos enfants après nous, et les enfants de nos enfants. Mon frère a dit, à l’autre bout du fil : « il faudra, un jour, nous en occuper », ce à quoi j’ai acquiescé avec conviction, même si je savais déjà que ni lui ni moi n’en aurions le courage. Il arrive que l’univers nous envoie des signes. Nous pressentons que celui-ci veut nous dire quelque chose, mais le message est brouillé. Nous sommes aux aguets, en proie à une culpabilité inquiète, et nous ne comprenons pas l’essentiel : ce n’est pas l’univers qui s’adresse à nous, mais une part mystérieuse de nous-mêmes qui s’adresse à lui. Il ne nous interpelle pas, il nous répond. Depuis quelques jours, je dormais mal. Peu après la livraison de la buse, il avait plu dans le salon. Cela avait démarré par un filet d’eau tombant droit sur mon bureau, puis un autre plus loin s’était mis à couler sur un fauteuil, et enfin des trombes d’eau s’étaient déversées du plafond, de plus en plus nombreuses, de plus en plus puissantes, si bien qu’on aurait dit que le canapé était caché derrière une cascade. J’avais disposé des seaux en plastique et des casseroles de-ci de-là, et je les avais regardés, résignée, se remplir à grande vitesse. J’assistais à une représentation de ma vie. Ces meubles moisis et détrempés étaient tout ce qu’il me restait, et il nous faudrait sans doute bientôt, mes enfants et moi, nous installer dans une roulotte. Mon dernier livre recevait un accueil mitigé. Je rêvais la nuit d’émissaires du uploads/s3/ la-vie-clandestine-sabolo-monica.pdf
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- Publié le Aoû 11, 2021
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