LA MUSIQUE ANTIQUE REDÉCOUVERTE par Annie Bélis Directeur de Recherches au C.N.

LA MUSIQUE ANTIQUE REDÉCOUVERTE par Annie Bélis Directeur de Recherches au C.N.R.S. Le Musée Allard Pierson présente aujourd’hui plus de cent cinquante objets, témoins de la musique de l’Antiquité, qui tint une place si importante dans les civilisations grecque et romaine: vestiges d’instruments, partitions, scènes musicales figurées sur des vases. C’est dire combien la musique fut valorisée en Grèce comme art (elle le fut aussi comme science et comme objet des plus hautes spéculations philosophiques). Il y a ne serait-ce que cent ans, la chose n’aurait même pas été concevable, faute de documents iconographiques et archéologiques assez nombreux et assez représentatifs, faute de vestiges d’instruments et faute aussi d’un intérêt assez vif pour une musique que l’on croyait encore disparue à jamais. En accueillant de savants éditeurs ou en publiant des textes musicographiques grecs, puis en mettant ou jour des instruments de musique ou des partitions, la Hollande a joué un rôle non négligeable dans le lent processus de redécouverte de la musique antique. En organisant cette importante exposition, le Musée Allard Pierson renoue ainsi avec une tradition qui remonte au milieu du XVIè siècle. Le « naufrage » de la musique antique ___________________________ Il est vrai que, des siècles durant, les savants ont désespéré de jamais ressaisir la musique de l’Antiquité dans ce qui en constitue sa trace la plus parlante, à savoir ses partitions. Ils ne pouvaient l’appréhender qu’à travers de savants traités musicographiques écrits en grec et en latin, qui n’en fournissaient qu’une image abstraite, purement théorique, ou encore à travers des témoignages indirects des auteurs grecs et latins. Tout ce que l’on pouvait en lire dans ces textes laissait pourtant à penser qu’elle avait atteint un degré de perfection que les compositeurs modernes tentèrent à leur tour d’imiter. Cette conviction-là rendait plus frustrante encore la disparition totale des œuvres musicales antiques. A la fin du XIXè siècle, un érudit français ne pouvait que constater le « naufrage » de ce répertoire, qu’on croyait entièrement perdu. La redécouverte des partitions ________________________ Dès la fin du seizième siècle pourtant, des humanistes florentins avaient identifié dans un manuscrit grec quatre partitions anonymes qui furent publiées pour la première fois par Vincenzo Galilei en 1581. Ces quatre pièces vocales en grec assez brèves d’époque incertaine nous montraient de quelle curieuse et ingénieuse façon s’écrivaient les partitions dans l’Antiquité. On pouvait observer que, loin d’utiliser une portée à cinq lignes, les Grecs se contentaient de placer le signe correspondant à une note au-dessus de la syllabe du texte concernée et l’on constatait que ces signes étaient des lettres grecques ou leurs dérivés. Ce sont d’ailleurs eux qui sont utilisés entre le cinquième siècle av. J.-C. et le quatrième siècle de notre ère dans toutes les partitions antiques parvenues jusqu’à nous, sans exception. 2 C’était un premier pas, décisif mais frustrant. Cette découverte donnait plusieurs espoirs: elle prouvait qu’il existait ici ou là des partitions venues du fond des âges; elle attestait que certaines partitions avaient été recopiées et promettait qu’avec un peu de chance et beaucoup de travail, d’autres documents du même genre seraient tôt ou tard mis au jour. Mais rien ne donnait encore à entendre la musique des Anciens, (comme on disait alors) — une musique qui suscitait une admiration de principe, sans qu’on en possédât une seule note pour en juger sur pièces. Quatre siècles ont passé depuis et l’attente des érudits est aujourd’hui partiellement comblée, mais il fallut patienter jusqu’au dernier quart du XIXè siècle pour que des trouvailles spectaculaires viennent combler l’attente des érudits. Contrairement à ce que l’on avait pensé, ces nouvelles partitions n’apparurent pas là où on les avait si longtemps attendues, c’est-à-dire dans l’une ou l’autre des grandes bibliothèques d’Europe. Elles furent découvertes lors de fouilles archéologiques, et des fouilles qui ne situaient ni en Grèce, ni en Italie mais en Egypte et en Asie Mineure. L’année 1882 livra deux partitions transmises par des supports d’un type encore inédit en matière de musique: une inscription découverte à Aïdin près de Tralles (N° xx), et un papyrus provenant d’Hermoupolis Magna dans la Thébaïde d’Égypte. Voilà qui garantissait l’authenticité des deux documents. Après tout, on peut toujours craindre que les partitions portées sur un manuscrit aient été ajoutées à un texte par un copiste indélicat ou facétieux. La chose s’était déjà produite au dix-septième siècle. En 1650, le jésuite Athanase Kircher avait fait sensation en publiant un faux dans sa Musurgia Universalis, ni plus ni moins que la « partition antique » et la transcription de la première Ode pythique de Pindare. Pour rendre plus crédible son imposture, il détailla les circonstances de sa prétendue découverte: le texte aurait été recopié d’un manuscrit du couvent San Salvatore de Messine, réputé pour la richesse de sa bibliothèque. Comme on pouvait s’y attendre, jamais le manuscrit n’a pu être retrouvé, et après deux siècles de controverses pour ou contre l’authenticité de l’œuvre, il est maintenant établi qu’il s’agit d’une contrefaçon. Quant aux deux partitions identifiées en 1882, chacune d’entre elles constituait un document exceptionnel, quoique à des titres différents. Si le papyrus est lacunaire et de dimensions fort réduites, on y reconnut bientôt quelques vers, accompagnés de leur notation musicale, d’une tragédie d’Euripide, l’Oreste, créée en 408 av. J.-C. Pour la première fois, on disposait d’un échantillon d’une musique composée par un très grand poète de l’âge d’or de la civilisation grecque qu’avait été le Vè siècle avant notre ère, la musique de l’un des trois grands dramaturges grecs, dont on découvrait soudain, spécimen à l’appui, qu’il avait été également le compositeur bouleversant admiré par tous les auteurs anciens. Plus d’une centaine d’années plus tard, un autre papyrus, de l’Université de Leyde ( présenté dans l’exposition) révélait à son tour un autre aspect du génie d’Euripide musicien, à travers un fragment musical de sa dernière tragédie, Iphigénie à Aulis (N° xx). Quant à l’inscription (N° xx) mise au jour en Asie Mineure, elle ne livrait certes pas l’œuvre d’une célébrité, mais une courte et bouleversante mélodie composée par un musicien aujourd’hui oublié, Seikilos (son nom indique assez qu’il était d’origine sicilienne), sans doute venu prendre part aux prestigieux concours musicaux de Tralles, dans le milieu du IIè s. ap. J.-C. Il a voulu que sa chanson fût gravée, au-dessous de son épitaphe, sur sa stèle funéraire. Ce qui faisait le prix de cette toute première inscription musicale, d’une gravure profonde, extrêmement soignée et d’une grande élégance, c’est qu’elle comporte non seulement les signes mélodiques, enrichis de ligatures et de points, mais aussi parce qu’elle comporte toutes sortes d’indications de 3 rythme et de durées, notés à l’aide de points, de barres horizontales, et des traits en L, qu’on n’avait encore jamais rencontrés ailleurs. Cette petite stèle a connu une histoire mouvementée. Elle appartint un temps au collectionneur néerlandais De Jong. Son épouse en fit scier la base, qui était irrégulière, afin qu’on pût y servir le thé... Lors de l’incendie de Smyrne (septembre 1922), la pierre fut volée et pendant plus de trente ans, personne ne sut ce qu’elle était devenue. A la fin des années cinquante, elle réapparut dans une vente. Elle fut achetée par les Nationalmuseet de Copenhague, où elle est aujourd’hui exposée. Dix ans seulement après ces deux découvertes majeures, la fouille de Delphes entreprise en 1892 par l’Ecole Française d’Athènes livra deux partitions qui restent à ce jour les plus longues et les mieux conservées de notre « bibliothèque musicale antique »: deux spectaculaires péans à Apollon pour chœur et instruments, comme l’indiquent leurs intitulés gravés au-dessus des partitions furent mis au jour dans les décombres du Trésor des Athéniens entre juin 1892 et 1893. Exécutés dans le sanctuaire en 128 av. J.-C., ces œuvres furent composées, texte et musique, par deux musiciens athéniens appartenant à une puissante corporation d’artistes professionnels, les Technites dionysiaques de l’Attique ». L’exposition présente les estampages (empreintes) de ces inscriptions, aujourd’hui conservées au Musée de Delphes (N° xx). Depuis 1892, notre album de musique antique s’est notablement enrichi, exclusivement grâce au déchiffrement de papyrus (aucune autre inscription, aucun manuscrit n’a livré de nouvelle partition antique). Le corpus comporte une soixantaine de documents qui ne représentent en fait que deux heures de musique environ: souvent délabrés et lacunaires, ces textes sont quelquefois difficiles à lire et, pour quelques-uns, en trop mauvais état pour permettre une transcription musicale. Sans couvrir l’ensemble du répertoire antique, ces partitions en sont néanmoins représentatives. Par leurs dates d’abord, puisque les plus anciennes sont des chœurs composés par Euripide en 408 et en 406 av. J.-C., et que les plus récentes appartiennent à la fin du troisième ou au quatrième siècle de notre ère. Par leur nature ensuite: on y trouve des spécimens de tous les répertoires — dramatique, religieux et profane; des pièces vocales comme des pièces instrumentales, les unes sévères, les autres plus souriantes; des chœurs de tragédie, des hymnes à caractère religieux (les péans à Apollon, les hymnes au Soleil et à Némésis attribués à Mésomède de Crète, actif sous le règne uploads/s3/ la-musique-antique-redecouverte-the-revi-pdf.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager